L’intégrale de Xénophon d’Alexandre Blaineau ou… le « fondement ».
… Sur les doigts d’une main (légère !), il faudrait retenir de son enseignement (Xénophon) l’importance de la douceur dans les relations avec le cheval, une douceur typiquement grecque en ce sens qu’elle reflète une certaine manière d’être, et qui pourrait se résumer en une formule : « Rien de trop ».
Pouvez-vous dans un premier temps faire un petit portrait de vous ?
J’ai 43 ans et j’habite dans les Ardennes où je suis professeur d’Histoire-Géographie. J’ai soutenu ma thèse en 2010 et je poursuis mes recherches, principalement – mais pas exclusivement – sur la thématique du monde du cheval dans l’Antiquité grecque. Je m’intéresse actuellement à la figure du centaure et à sa réception jusqu’à nos jours.
Êtes-vous cavalier ?
Non. J’ai monté pendant un an ou deux, mais je côtoie davantage les chevaux de papier.
Sinon lequel auriez-vous aimé être ?
Un cavalier nomade – pour parcourir les steppes de l’Asie centrale.
Qu’évoque pour vous le cheval ?
À force de lire de nombreux textes, d’admirer des spectacles, de le voir galoper dans des prés ou lors de concours, je me surprends toujours à constater que le cheval reste un mystère irréductible.
En quoi vous interpelle-t-il ?
Il m’interpelle pour son mystère, justement, mais aussi parce qu’il accompagne l’Homme depuis si longtemps ; c’est un compagnon important de l’Histoire, en tout temps et en tout lieu.
Quel cavalier était Xénophon, à la lecture de son œuvre ?
C’est difficile de le dire. Dans son traité d’art équestre, il donne des conseils à la fois précis et généraux sur la posture à cheval, et la manière de le mener avec « la main légère ». Dès lors on peut en conclure qu’il était un cavalier qui tenait compte d’une nécessaire douceur (ce qui a amené un certain nombre de commentateurs modernes à en faire l’ancêtre de l’équitation éthologique). Mais sur ce point le conseil de Xénophon doit être replacé dans le contexte technique de l’époque : les mors grecs se caractérisaient en effet par leur coercition importante – des pointes situées sur les canons blessaient la bouche du cheval – et une manière d’atténuer cette douleur était justement d’utiliser la main légère.
En quoi le cheval était-il important pour lui ?
Xénophon faisait partie de l’élite athénienne. Le cheval pouvait apparaître alors comme un signe de richesse et c’est à ce titre-là qu’il pouvait être important. Des Athéniens pouvaient par exemple dépenser des sommes considérables pour acheter des coursiers ou entretenir une écurie. Néanmoins, on peut supposer que Xénophon avait de l’affection pour au moins un de ses chevaux, ce qu’il écrit au détour d’une phrase dans l’Anabase, ce long récit qui raconte sa participation à une expédition militaire dans l’Empire perse.
Pour l’époque ?
Pour ce qui concerne l’aspect militaire, la cavalerie était, à l’époque classique, une arme secondaire par rapport aux fantassins et surtout le soldat lourdement armé qu’on appelait hoplite. Il y a cependant le monde des courses, dont on sait que les épreuves hippiques étaient prestigieuses. Et le nombre considérable de représentations (peintures, statues, bas-reliefs – pensez à la frise du Parthénon !) montre la place importante occupée par cet animal, déjà considéré comme prestigieux. Et les mythes aussi se sont aussi emparés du cheval : Zeus qui se transforme en étalon, Pégase, les centaures…
Pourquoi cet intérêt pour Xénophon et son œuvre ?
A l’origine, c’est vraiment un pur hasard. Lorsque j’étais étudiant en maîtrise, j’avais travaillé sur un de ses livres, l’Économique, qui traitait de l’agriculture, de la gestion des esclaves, du statut de la femme, mais pas du tout des chevaux. Lorsque je me suis inscrit à ce que l’on appelait à l’époque le DEA, j’avais demandé à mon professeur de continuer de travailler sur Xénophon. Celui-ci m’a alors lancé sur l’étude plus approfondie du Commandant de la Cavalerie. Je ne connaissais alors rien aux chevaux… Et puis est venu le temps de la thèse : je m’étais rendu compte qu’aucune synthèse n’avait été faite sur les chevaux et les cavaliers dans l’œuvre de Xénophon. Alors je me suis lancé (et j’y suis encore, 15 ans après avoir commencé à m’intéresser à ce sujet, tant il y a encore de choses à dire). Son œuvre est intéressante, parce qu’elle est très variée. Xénophon est en effet un auteur polygraphe : historien, philosophe (il a en effet côtoyé Socrate), romancier… Son style est agréable, même s’il peut être jugé (à tort) facile.
Pourquoi une intégrale ?
C’est Jean-Louis Gouraud qui, après avoir assisté à la soutenance de ma thèse, m’a proposé de faire ce livre, qui est paru dans la collection qu’il dirige aux éditions Actes Sud. J’étais entré en contact avec lui quelques années auparavant et il a tout de suite prêté attention à mon travail, lui qui recherche inlassablement tout ce qui a un rapport avec le monde du cheval. Je lui suis très reconnaissant de m’avoir proposé de participer à cette belle collection, qui réunit des textes importants de l’histoire équestre.
Ce livre ne contient pas seulement la traduction des deux traités de Xénophon (L’Art équestre et le Commandant de la Cavalerie), mais aussi plusieurs textes que j’ai choisis parmi son œuvre importante, et qui traitent de divers aspects du monde équestre. Ce qui explique que ce livre ait été conçu comme une intégrale.
Pourquoi avoir retenu les traductions de Paul-Louis Courier pour de L’Art Équestre et le Commandant de la Cavalerie ?
Il y a bien sûr les traductions d’Édouard Delebecque qui sont d’une très grande qualité, et j’avoue que j’ai longtemps hésité entre lui et celles de Courier. Et puis la lecture de la biographie de Courier (cet auteur et polémiste hors pair qu’à l’origine je connaissais très peu) m’a fait prendre conscience du caractère exceptionnel de ce personnage. Voilà un type qui a consacré une grande partie de sa vie à la lecture des Anciens. Qui aime côtoyer Hérodote ou Longus. Qui est tellement passionné de l’antique qu’il combat, lors de la bataille de Castelfranco (1805), à cru ! Courier a fait un travail de recherche admirable sur Xénophon, et il en propose une traduction très élégante. Bien sûr, la recherche historique a évolué depuis Courier, mais, justement, je m’emploie à combler ces lacunes par tout un ensemble de notes directement issues de ma thèse.
En quoi Xénophon est-il toujours d’actualité ?
On ne peut qu’être stupéfait, à la lecture de son traité, des conseils que l’on peut utiliser encore aujourd’hui, par exemple en ce qui concerne la mise en selle du cavalier, la préparation au galop, le dressage des jeunes chevaux…
S’il ne fallait retenir que quelques principes de « l’enseignement » de Xénophon, disons en les comptant sur les doigts d’une main, quels seraient-ils ?
… Sur les doigts d’une main (légère !), il faudrait retenir de son enseignement l’importance de la douceur dans les relations avec le cheval, une douceur typiquement grecque en ce sens qu’elle reflète une certaine manière d’être, et qui pourrait se résumer en une formule : « Rien de trop ». Pas de colère inutile contre sa monture, c’est, de toute façon, contre-productif.
Que penser de la présentation de Mario Gennero ?
Mario Gennero avait fait paraître, il y a quelques années, les actes d’un colloque intitulé Omaggio a Senofonte qui réunissait un certain nombre de spécialistes de la question. Fort de son expérience équestre, Gennero a eu raison de mettre en valeur Xénophon et ce qu’il a apporté à l’histoire de l’équitation classique. Surtout, dans son livre, il n’omettait pas d’évoquer Simon d’Athènes, ce mystérieux auteur qui semble-t-il a vécu quelques dizaines d’années avant Xénophon, et qui avait rédigé un traité dont il ne nous reste, malheureusement que quelques maigres fragments.
En quoi Xénophon a-t-il toute sa place en ces premiers mois de mise en route de La Bibliothèque Mondiale du Cheval ?
Il faut parfois oser succomber aux vertiges des commencements ! Le traité de Xénophon est en effet le premier livre d’art équestre qui nous soit parvenu complet, et qui traite de l’ensemble des questions relatives à l’équitation. Il a donc, je pense, une place particulière car il constitue en cela l’un des premiers maillons d’une longue chaîne de savoirs qui nous ont été transmis depuis des siècles. Depuis la Renaissance, des maîtres de l’art équestre s’y réfèrent, souvent avec déférence, parfois de manière plus critique. Paul Morand, qui savait de quoi il parlait en matière équestre, avait ainsi écrit, dans sa célèbre nouvelle Milady que les connaissances équestres d’aujourd’hui constituaient « l’aboutissement d’un travail occidental de deux mille ans, comme une leçon de cette suavité implacable qui se nomme le tact équestre, comme le couronnement d’un admirable effort d’architecture gréco-latine dont Xénophon, le premier, formula les principes ».
Sans l’idéaliser (il faut d’ailleurs oser le critiquer ou, en tout cas, toujours le replacer dans son contexte de production), il convient aussi d’insister sur les qualités littéraires du traité de Xénophon ; un passage comme celui-ci est par exemple admirable : « Tels sont les chevaux qu’on représente portant les dieux et les héros, et ceux qui savent les manier se font grand honneur. Le cheval dans ses airs est une chose en effet si belle, si gracieuse, si aimable, que lorsqu’il s’enlève ainsi sous la main du cavalier, il attire les regards de tout le monde ; il charme jeunes et vieux ; on n’en peut détacher sa vue, on ne se lasse point de l’admirer, tant qu’il développe par ses mouvements sa grâce et sa gentillesse ».
Il faut continuer de lire Xénophon.
Propos recueillis par Xavier Libbrecht
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