Alexis Gruss, entre éducation et séduction

Une interview d’Alexis Gruss ? Une bonne raison ? Quelques anniversaires, pour commencer : celui de l’installation à Paris, voici cinquante ans (Le cirque à l’ancienne) du cirque éponyme; celui de la disparition tragique d’Armand le frère de Maud, Firmin et Stephan, en 1994; les 170 ans d’une des deux familles française de circassiens encore en piste;  les 80 ans à venir (23 avril 1944) du patriarche qui n’omet pas d’ajouter « et les 250 ans de la piste » !

Quelque argument supplémentaire ?  Un Clown d’or ? Celui que la Compagnie Alexis Gruss, conviée en ce début 2024 à la 46e édition du Festival international du Cirque de Monte Carlo (19 au 28 janvier), a remporté grâce au talent des jumeaux Charles et Alexandre Gruss, fils de Stephan, et de l’exécution de leur numéro exceptionnel de jonglage à cheval, parfait symbole de la rencontre entre le monde de l’art équestre et de celui des saltimbanques…

Autant d’opportunités qui justifiaient une rencontre avec lui. Il nous a chaleureusement ouvert les portes de sa caravane en bordure du chapiteau qui hiverne au carrefour des Cascades (Porte de Passy). Un moment prévu de longue date pour nous parler de ce que nous n’ignorions pas : sa passion pour les livres et une bibliothèque dont nous avait rapporté qu’elle valait le détour. Une discussion à propos de la transmission n’était-elle pas induite ?

A.G. – Les livres, une bibliothèque, j’adore, mais c’est le passé. Moi ce que j’aime, c’est de vivre le moment qu’on passe maintenant, c’est l’instant que l’on partage maintenant. Le présent. Pourquoi ? Parce que le présent c’est l’avenir.

X.L. – C’est ce que vous avez écrit dans la préface du Dictionnaire sorti chez Calman-Levy (Le Dictionnaire de ma vie, 2022)

A.G. – Oui, car écrire c’est la facilité. Faire c’est autrement plus difficile. Je n’ai jamais rien appris dans la facilité, uniquement dans l’effort et la difficulté. J’ai aussi ajouté que celui qui maitrise le geste, s’il ne le transmet pas au moment même où il est en mesure de l’exécuter, ce geste est perdu à jamais.

X.L. – Alors peut-on commencer par votre parcours de cavalier ?

A.G. – La première fois que je suis monté à cheval ? C’était dans les bras de ma mère. Mon père, André Gruss, Dédé, lui a tendu le bébé, elle l’a pris. C’était sur la jument Sultane et j’ai hurlé comme tous les gosses.

X.L. – Et vous vous en souvenez ?
A.G. – Ah oui. J’avais, un an… un an et demi.

X.L. – Ce souvenir, si tôt… C’est exceptionnel ! En raison de la forte sensation éprouvée ?

A.G. – Peut-être. Faut savoir que l’être humain à cinq sens, parfaitement équilibrés. La piste et mon métier en sont un révélateur. Nous sommes la seule espèce sur la planète à en disposer en proportion équilibrée. Si on les énumère ? Le cheval n’a pas le toucher par exemple. On parle de sa sensibilité, mais il n’a pas le toucher.

X.L. – Premier souvenir, mais la suite ? Les premières sensations de cavalier ?

A.G. – La meilleure école, c’est l’observation. Regarder les autres, admirer. Dans la vie, la meilleure école, c’est soi-même. Un autodidacte, c’est quelqu’un qui a la possibilité de choisir ses maîtres et de savoir se soumettre à l’un ou l’autre selon son ressenti.

L’éducation, c’est la première chose que l’humain a inventé contre la nature. L’éducation, c’est contre nature ! C’est des « non » ! Avec mon père, j’ai mangé des « non » : « non, fais pas ci, non, fais pas ça » ! On ne nous expliquait pas vraiment comment faire, mais on nous montrait l’exemple. Et l’exemple est fondamental dans l’éducation. Le discours c’est ennuyeux pour un jeune. Chez nous, c’était la transmission par le geste. On ne parlait pas de professeur, ni de maître, mais de père ou de mère d’élève qui assurait la transmission de son savoir-faire.

X.L. – En quelque sorte, montrer, prouver par le geste accompli, plutôt que prétendre ?

A.G. – Aujourd’hui, la vérité passe par le téléphone portable. Si c’est dedans alors, c’est la vérité.

X.L. – La bonne transmission, ne passe pas par ce que l’on dit, ce que l’on répète, ce que l’on réplique à l’envie, comme un bon tuto sur internet, mais par montrer l’exemple tout simplement ?
A.G. – Oui, c’est dire ce que l’on fait et… faire ce que l’on dit.

X.L. – À vous entendre, mis à part l’exemple, c’est tout ce que votre père vous aurait transmis… Il y a peut-être quand même des phrases, un discours que vous auriez retenu ?

A.G. – Cette citation qui vaut de l’or peut-être, qui, en fait n’est pas de lui et que j’ai redécouverte récemment qui m’y fait penser : « L’honneur doit être un éperon pour la vertu, non pas un étrier pour l’orgueil. » [Honour should be a spurr to vertue, Not a stirrup to Pride, extrait des Quelque six mille proverbes et aphorismes usuels empruntés à notre âge et aux siècles derniers par le Père Charles Cahier (1807-1882), (Paris, Julien, Lanier et Cie, 1856)] Et ce livre aussi peut-être [Alexis Gruss sort d’un petit tiroir sous la table de son bureau un petit livre relié dans son jus] : c’est un manuel d’équitation publié en 1804, Manuel théorique pratique d’équitation et cet avant-propos adressé au premier Consul […] «Ce qui intéresse le plus le cavalier, c’est l’honneur et la vie. L’un et l’autre dépendent de son aplomb et de son adresse. L’aplomb lui donne l’aisance et l’aisance assurant son aplomb, lui donne la facilité de combattre avec adresse ».

X.L. – On a bien compris de quoi procéda la transmission paternelle pour vous, fut-elle la même pour le père que vous avez été, avec vos propres enfants ?

A.G. – Puisque nous sommes dans le registre des citations, j’aime celle attribuée à Gustave Mahler : « La tradition n’est pas le culte de la cendre, mais la préservation du feu ». C’est ce que j’ai tenté d’expliquer à mes enfants et j’ai plusieurs manières de le dire : c’est plus facile de cultiver la cendre parce que cela a été déjà fait, au lieu de générer ou d’entretenir le feu en soufflant sur la braise avant qu’elle ne s’éteigne complétement parceque le feu ne pourra pas repartir. Par exemple, pour trouver une solution à un problème, il convient de remonter à sa source, sinon, vous ne pourrez pas comprendre comment faire. Lorsque le Rhône déborde, n’hésitez pas à remonter à la source, au premier filet d’eau sur la mousse qui descend du Saint-Gothard pour comprendre le fleuve sur tout son parcours. La connaissance du passé est indispensable, c’est du Victor Hugo ! « L’étude du passé et la curiosité du présent donne l’intelligence de l’avenir ».

Propos recueillis par Xavier Libbrecht
(Entretien réalisé en déc 2023)

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