Alexis Gruss, entre éducation et séduction
Alexis Gruss nous a quitté subitement le samedi 6 avril 2024 à l’âge de 79 ans. Sa disparition, celle du patriarche, de la clé de voute de la Compagnie qu’il avait créée avec sa famille qui en composait essentiellement la troupe laisse place à un grand vide. Pour notre part nous nous associons pleinement à la douleur de ses proches et souhaitons lui rendre un dernier hommage au travers de la publication de l’interview (ci-dessous) qu’il nous avait accordée fin décembre.
L’artiste, au cœur de l’hiver parisien, était alors en grande forme, totalement investi dans ce qu’il considérait comme la tâche qu’il lui revenait, fort de son parcours, de son expérience de circassien : transmettre.
Nous introduisions alors son propos de la façon suivante :
Une interview d’Alexis Gruss ? Une bonne raison ? Quelques anniversaires, pour commencer : celui de l’installation à Paris, voici cinquante ans (Le cirque à l’ancienne) du cirque éponyme; celui de la disparition tragique d’Armand le frère de Maud, Firmin et Stephan, en 1994 ; les 170 ans d’une des deux familles française de circassiens encore en piste; les 80 ans à venir (23 avril 1944) du patriarche qui n’omet pas d’ajouter « et les 250 ans de la piste » !
Quelque argument supplémentaire ? Un Clown d’or ? Celui que la Compagnie Alexis Gruss conviée en ce début 2024 à la 46 ème édition du Festival international du Cirque de Monte Carlo (19 au 28 janvier) a remporté grâce au talent des jumeaux Charles et Alexandre Gruss, fils de Stephan et de l’exécution de leur numéro exceptionnel de jonglage à cheval, parfait symbole de la rencontre entre le monde de l’art équestres et de celui des saltimbanques…
Autant de circonstances qui n’empêchent qu’Alexis Gruss qui nous a reçu dans sa caravane en bordure du chapiteau qui hiverne au carrefour des Cascades (Porte de Passy), avait accepté de longue date de nous parler de ce que nous n’ignorions pas : sa passion pour les livres et une bibliothèque dont nous avait rapporté qu’elle valait le détour. Une discussion à propos de la transmission n’était-elle pas induite ?
A.G. - Les livres, une bibliothèque, j’adore, mais c’est le passé. Moi ce que j’aime, c’est de vivre le moment qu’on passe maintenant, c’est l’instant que l’on partage maintenant. Le présent. Pourquoi ? Parce que le présent c’est l’avenir.
X.L. - C’est ce que vous avez écrit dans la préface du Dictionnaire sorti chez Calman-Levy ( Le Dictionnaire de ma vie , 2022)
A.G. - Oui, car écrire c’est la facilité. Faire c’est autrement plus difficile. Je n’ai jamais rien appris dans la facilité, uniquement dans l’effort et la difficulté. J’ai aussi ajouté que celui qui maitrise le geste, s’il ne le transmet pas au moment même où il est en mesure de l’exécuter, ce geste est perdu à jamais.
X.L. - Alors peut-on commencer par votre parcours de cavalier ?
A.G. - La première fois que je suis monté à cheval ? C’était dans les bras de ma mère. Mon père, André Gruss, Dédé, lui a tendu le bébé, elle l’a pris. C’était sur la jument Sultane et j’ai hurlé comme tous les gosses.
X.L. - Et vous vous en souvenez ?
A.G. - Ah oui. J’avais, un an… un an et demi.
X.L. - Ce souvenir, si tôt… C’est exceptionnel ! En raison de la forte sensation éprouvée ?
A.G. - Peut-être. Faut savoir que l’être humain à cinq sens, parfaitement équilibrés. La piste et mon métier en sont un révélateur. Nous sommes la seule espèce sur la planète à en disposer en proportion équilibrée. Si on les énumère ? Le cheval n’a pas le toucher par exemple. On parle de sa sensibilité, mais il n’a pas le toucher.
X.L. - Premier souvenir, mais la suite ? Les premières sensations de cavalier ?
A.G. - La meilleure école, c’est l’observation. Regarder les autres, admirer. Dans la vie, la meilleure école, c’est soi-même. Un autodidacte, c’est quelqu’un qui a la possibilité de choisir ses maîtres et de savoir se soumettre à l’un ou l’autre selon son ressenti.
L’éducation, c’est la première chose que l’humain a inventé contre la nature. L’éducation, c’est contre nature ! C’est des « non » ! Avec mon père, j’ai mangé des « non » : « non, fais pas ci, non, fais pas ça » ! On ne nous expliquait pas vraiment comment faire, mais on nous montrait l’exemple. Et l’exemple est fondamental dans l’éducation. Le discours c’est ennuyeux pour un jeune. Chez nous, c’était la transmission par le geste. On ne parlait pas de professeur, ni de maître, mais de père ou de mère d’élève qui assurait la transmission de son savoir-faire.
X.L. - En quelque sorte, montrer, prouver par le geste accompli, plutôt que prétendre ?
A.G. - Aujourd’hui, la vérité passe par le téléphone portable. Si c’est dedans alors, c’est la vérité.
X.L. - La bonne transmission, ne passe pas par ce que l’on dit, ce que l’on répète, ce que l’on réplique à l’envie, comme un bon tuto sur internet, mais par montrer l’exemple tout simplement ?
A.G. - Oui, c’est dire ce que l’on fait et… faire ce que l’on dit.
X.L. - À vous entendre, mis à part l’exemple, c’est tout ce que votre père vous aurait transmis… Il y a peut-être quand même des phrases, un discours que vous auriez retenu ?
- Cette citation qui vaut de l’or peut-être, qui, en fait n’est pas de lui et que j’ai redécouverte récemment qui m’y fait penser : « L’honneur doit être un éperon pour la vertu, non pas un étrier pour l’orgueil. » [ Honour should be a spurr to vertue, Not a stirrup to Pride , extrait des Quelque six mille proverbes et aphorismes usuels empruntés à notre âge et aux siècles derniers par le Père Charles Cahier (1807-1882), (Paris, Julien, Lanier et Cie, 1856)] Et ce livre aussi peut-être [Alexis Gruss sort d’un petit tiroir sous la table de son bureau un petit livre relié dans son jus] : c’est un manuel d’équitation publié en 1804, Manuel théorique pratique d’équitation et cet avant-propos adressé au premier Consul […] « Ce qui intéresse le plus le cavalier, c’est l’honneur et la vie. L’un et l’autre dépendent de son aplomb et de son adresse. L’aplomb lui donne l’aisance et l’aisance assurant son aplomb, lui donne la facilité de combattre avec adresse ».
X.L. - On a bien compris de quoi procéda la transmission paternelle pour vous, fut-elle la même pour le père que vous avez été, avec vos propres enfants ?
A.G. - Puisque nous sommes dans le registre des citations, j’aime celle attribuée à Gustave Mahler : « La tradition n’est pas le culte de la cendre, mais la préservation du feu ». C’est ce que j’ai tenté d’expliquer à mes enfants et j’ai plusieurs manières de le dire : c’est plus facile de cultiver la cendre parce que cela a été déjà fait, au lieu de générer ou d'entretenir le feu en soufflant sur la braise avant qu’elle ne s’éteigne complétement parceque le feu ne pourra pas repartir. Par exemple, pour trouver une solution à un problème, il convient de remonter à sa source, sinon, vous ne pourrez pas comprendre comment faire. Lorsque le Rhône déborde, n’hésitez pas à remonter à la source, au premier filet d’eau sur la mousse qui descend du Saint-Gothard pour comprendre le fleuve sur tout son parcours. La connaissance du passé est indispensable, c’est du Victor Hugo ! « L’étude du passé et la curiosité du présent donne l’intelligence de l’avenir ».
X.L. - Maud est aujourd’hui responsable de la cavalerie de cinquante chevaux. Avez-vous encore envie de lui donner des conseils ?
A.G. – Elle organise tout. Vous avez vu le spectacle ? Que puis-je ajouter, que Maud, l’élève s’il en fut, mais aussi ses frères et leurs enfants ont dépassé le maître. Ils tous ont un style, ils sont tous debout sur un cheval de la même manière que je l’étais, mais maintenant, ils font des choses beaucoup plus fortes que moi. C’est le principe même de l’éducation et de la transmission. Aujourd’hui je laisse faire. Et je suis satisfait. À 200%.
Permettez-moi d’illustrer cette dernière réponse. Quand je suis entré pour la première fois sous le chapiteau de notre dernier spectacle, « Les Folies Gruss » j’ai été tout de suite impressionné par le décor et surtout par l’énorme fer à cheval qui sert de voûte à l’entrée des artistes mais aussi de support à la tribune de l’orchestre. Pourquoi ? Parce qu’il était ouvert vers le haut comme doit l’être un fer à cheval et à l’inverse de la façon dont on le présente le plus souvent.
Mais surtout parce qu’il y a 50 ans, quand bien jeune encore j’ai installé le chapiteau chez Silvia Montfort dans le parc en face du Carré Thorigny, j’avais demandé à son décorateur, Jacques Noël, un fer à cheval ouvert sur le haut. Cinquante ans après mes enfants, Stephan, Firmin, Maud, mes petits-enfants nous ont offert le leur.
X.L. - Un petit quizz pour terminer… Discours, répétition, exemple, devoir… Autant de clés utiles à la transmission. Dans quel ordre, les classeriez vous ?
A.G. - Moi je vais vous en ajouter une autre : éducation. L’éducation donne l’espoir, l’espoir donne la foi, la foi donne l’amour et l’amour, l’éternité.
Et encore un mot. Quand vous plantez une fleur et qu’elle pousse de travers, la plupart des gens lui ajoutent un tuteur et accrochent la plante dessus. C’est du dressage. Un bon jardinier vous dira qu’il convient de déterrer la plante, de la rempoter et d’un coup de sécateur expert couper les branches qui la déséquilibrent. Pas n’importe comment. Chaque section, c’est une réorientation de la plante, jusqu’à ce qu’elle trouve naturellement son aplomb. La première façon de faire c’est de la soumission, l’autre, de l’éducation. En équitation, c’est la différence entre d’Aure et Baucher. Inutile de vous dire duquel je suis partisan. Éduquer vient du latin ex educere soit, conduire hors… faire grandir.
Récemment lors d’une conférence à l’Université et un débat sur le sujet, j’ai demandé à des linguistes renommés quel était le contraire d’éduquer ? La réponse seducere : séduire !
Comment éduquer quelqu’un sans une part de séduction ?
Merci Alexis
Propos recueillis par Xavier Libbrecht
(Entretien réalisé en déc 2023)
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