The Fairman Rogers Four-in-Hand (1879-80) by Thomas Eakins.

Visite commentée de la collection Fairman Rogers (Université de Pennsylvanie)

C’est une belle histoire, celle du cheval qui, au travers la passion qu’il génère, la curiosité qu’il entraîne, la connaissance et la transmission de celle-ci, qu’il induit rapproche deux universités de part et d’autre de l’Atlantique. Voulez-vous en effet comprendre pourquoi La Bibliothèque Mondiale du Cheval, sise à Caen en Normandie, et la Bibliothèque de l’université de Pennsylvanie, dépositaire d’un remarquable fonds sur le cheval et l’équitation, vont se rejoindre ?

Parce que parmi les belles trouvailles qu’à pu faire la Bibliothèque Mondiale du cheval, depuis le début de sa récente existence, figurait le fonds américain  The Fairman Rogers collection on Horsemanship. Que trouve-t-on en effet dans cette belle collection ? Plus de mille ouvrages. Avec, en tête de ces 1066 ouvrages répertoriés pour être précis, le plus ancien et le plus rare de la collection, celui de Rusius, Laurentius – Hippiatria, sive, Marescalia Laurentii Rusii daté de 1531, ainsi qu’un court texte en latin : in qua praeter variorum morborum plurima, ac saluberrima remedia, plures quàm in priore editione co[m]modissime[i] frenorum formae excusae sunt, vt nullum tam nouo oris vitio laborantem equuum inuenias, cui non hinc occurrere facilime possis, lequel constitue l’essentiel de la présentation de l’ouvrage.
Vous considérez alors, si vous êtes un visiteur familier de La Bibliothèque Mondiale du Cheval, que c’est un peu «court» comparé à celui de la fiche relative aux deux éditions répertoriées de Hippiatria sive Marescalia (1531/1532), notamment en ce qui concerne la biographie de Rusius Laurentius dit encore Rusio Lorenzo ou Rusé Laurent, maréchal-ferrant de son état.
Ajoutez à cela que La Bibliothèque Mondiale du Cheval, qui n’a que deux ans d’existence, affiche glorieusement avoir recensé près de dix mille ouvrages tandis que la Fairman Rogers Collection en compte dix fois moins, dont 70% sont déjà listés par La Bibliothèque Mondiale du Cheval et, là encore, vous vous demandez pourquoi les deux « maisons » se sont rapprochées…

Parce que justement près de 30 % du fonds américain enrichissent «cet agrégateur» auquel s’apparente La Bibliothèque Mondiale du Cheval, comme le qualifie Lynne Farrington, conservatrice en chef et responsable des collections spéciales des livres rares et des manuscrits du centre Kislak.
Ce n’est pas tout. La botte magique de la Fairman Rogers collection on Horsemanship ? Très simple (en fait pas du tout, tant le procédé nécessite de précaution), tient en un mot : la numérisation. Dans notre exemple, la Fairman Rogers Collection propose le fac-similé complet, texte et planche de l’Hippatria sive Marescalia. Un procédé aussi délicat que coûteux, rendu possible par un don de la Laurie Landeau Foundation. La Fairman Rogers Collection offre ainsi à ses visiteurs la possibilité d’ouvrir et de feuilleter 80 % des ouvrages dont elle dispose, là où La Bibliothèque Mondiale du Cheval n’en propose aujourd’hui que 20%.
Découvrons ainsi le traité d’hippiatrie de Rusius Laurentius, le premier ouvrage listé et l’un des fleurons de la Library University  Pennsylvania (ex-libris),  tel que nous avons pu le parcourir en feuilletant cet exemplaire daté de 1532.
143 pages au total dont 42 (de la page 16 à 58) consacrées à la présentation de différentes embouchures en vogue à l’époque. Un trésor d’ingéniosité, de fantaisie, de savoir-faire mais aussi peut-être de barbarie…
On s’attardera sur le premier (page 16) intitulé «Pour un grand cheval qui a la bouche peu fendue, et qui soit fort en bouche».  On aimera, à contrario, la légende de celui de la page 18 : «Pour un cheval qui ne prend point de plaisir». On supposera que celui de la page 38 constituait ce que l’on apparenterait aujourd’hui à un simple mors de filet puisque, quoique d’apparence sévère, il s’intitule néanmoins :«pour donner grand plaisir à tous les chevaux»…
On s’interrogera sur celui de la page 44 : «pour un Turc» ? Ou celui de la page 58 : «pour un diable» ?

Convaincus ? Le rapprochement des deux universités, puisque La Bibliothèque Mondiale du Cheval est portée par la MRSH-CNRS – Université de Caen et la Fairman Rogers Collection on Horsemanship, par celle de Pennsylvanie, ne s’impose-t-il pas ?
L’étude succincte du fonds américain sur le cheval révèle par ailleurs que près des trois-quarts des ouvrages consultables datent du XIXe siècle. À cette période — la plus riche — l’essentiel des ouvrages proviennent d’éditeurs spécialisés basés à Londres ou Paris (parfois Saumur). Puis, petit à petit, à partir de 1850, les éditeurs américains, principalement à New-York et Philadelphie puis, moins nombreux, à Washington, Boston ou Chicago, se lancent sur le marché.

Fairman Rogers une belle personnalité de son temps au service de sa communauté.

Fairman Rogers (1833-1900)
Fairman Rogers (1833-1900)
Fairman Rogers (1833-1900), portrait
Fairman Rogers (1833-1900), portrait

C’est en 1900, précisément, que Fairman Rogers (1833-1900) publie à Philadelphie chez J. B. Lippincott Company A manual of coaching. On dit que l’auteur, qui passa les dix dernières années de sa vie en Europe, à Paris, puis à Vienne où il mourut, n’aurait pas vu sortir son livre de l’imprimerie. Son manuel fait toujours référence dans le domaine du «menage» à quatre chevaux, défini encore par les anglo-saxons par le vocable : «four in hand». Dans le même esprit, Fairman Rogers fonda et présida le «Coaching club of Pennsylvania». Le cheval et l’attelage en particulier furent l’une des passions de Fairman Rogers dont le parcours professionnel fut particulièrement riche, là où sa vie privée fut discrète. Selon son biographe Edgar Fahs Smith (Biographical Memoir of Fairman Rogers, 1833-1900, Washington D.C. : Judd & Detweiler, 1907) : «marié en janvier 1856 avec Miss Rebecca II Gilpin, il vécut quarante-quatre ans de dévotion mutuelle et d’union parfaite telles que la vie n’en offre que de trop rares exemples.» Il n’eut pas d’enfant.
Cavalier depuis son plus jeune âge, semble-t-il assez doué, Rogers s’intéresse davantage à l’attelage sous les angles les plus techniques. Sur les 28 chapitres du livre qui compte près de 600 pages celui (Chapitre 9) intitulé «Poids de la voiture, distribution du poids, centre de gravité, effet de la force centrifuge» suivi par celui (chapitre 10) consacré à la traction («draught») qui traite des frottements et des résistances, atteste d’un esprit scientifique mais pas seulement. Ingénieur civil de formation, Fairman Rogers eût une vie professionnelle bien remplie qui l’amena sur divers autres terrains, éducatif, scientifique (il soutint le développement de l’école vétérinaire de l’Université de Pennsylvanie), philanthropique et artistique. Un parcours professionnel, social, civique et finalement «politique», rendu possible par le fait que Fairman Rogers était issu d’un milieu très aisé et ce tant par son père que par sa mère. Evans Rogers était un industriel prospère de la sidérurgie à une époque où vous pouviez bâtir une fortune dans ce secteur d’activité (chemins de fer, etc…). Sa mère, Caroline Augusta Fairman, était quant à elle, la fille de Gideon Fairman, un inventeur qui avait développé une nouvelle technologie pour la gravure des billets de banque. Un célèbre tableau résume s’il le fallait le profil social, la personnalité de Roger qui a œuvré de front, dans les quatre domaines évoqués plus haut, comme il a travaillé le «four in hand» avec diligence. Signé de Thomas Eakins, il représente quatre chevaux en mouvement tirant une belle voiture qu’il conduit, emmenant sa femme et ses amis au bois, dans la pure veine des photos d’un certain Jean Delton qui, à Paris, dans le Bois de Boulogne, a déjà «tiré le portrait» des équipages emmenant les riches, célèbres et élégants : Chevaux et équipages à Paris (Paris, 1876).
The Fairman Rogers Four-in-Hand (1879-1880), tableau intitulé à l’origine «May Morning in the Park», serait en partie basé lui, sur les photographies de chevaux en mouvement d’Edweard Muybridge. L’œuvre de Thomas Eakins, l’un des trois grands peintres américains du XIXe, célèbre surtout pour ses portraits, démontre, sur le plan équestre, la technique que Rogers maîtrise pour conduire une voiture tirée par quatre chevaux, en tenant les guides dans une main. Il y montre Rogers, sa femme Rebecca Gilpin Rogers, et des amis, au petit trot, en promenade à travers le Fairmount Park de Philadelphie.En qualité de Président de la commission « instruction » de la PAFA (Pennsylvania Academy of the Fine Arts) Rogers promeut dans la foulée Thomas Eakins a un poste de professeur de l’école d’art de l’Académie, en 1882. Passionné également par la photographie et le développement de ses techniques il invite à la même époque (1883), Edweard Muybridge à donner des conférences à la PAFA. Le photographe qui vient de Californie y poursuit ses recherches à l’École vétérinaire de l’Université de Pennsylvanie.

L’exemplaire de A manual of coaching, l’un des 1500 tirés pour la première édition, proposé par la Library University Pennsylvania ne provient pas de la collection personnelle de Fairman Rogers, ce qui peut s’expliquer comme on l’a vu puisque l’auteur n’aurait pas tenu son livre entre les mains avant de décéder, mais de Leonard Pearson qui fut le 3e doyen de l’école vétérinaire de l’Université de Pennsylvanie, sans envoi évidemment.

La part belle des ouvrages publiés au XIXe reflète l’importance du cheval dans le développement de l’Amérique.

Il est à distinguer de celui qui figure sur les ouvrages, qui furent la propriété de Fairman Rogers en personne  et qui portent en ex-libris « Gift of Fairman Rogers » avec en sus les étiquettes « University of Pennsylvania, Annenberg Rare Book and Manuscript Library », comme par exemple sur cet ouvrage espagnol signé Laiglesia y Darrac, Francisco, (1771-1852) Elementos de equitacion militar : para el uso de la caballeria española : escritos para los alumnos de la Real Escuela Militar de Equitacion de esta corte qui est lui aussi déjà numérisé.
Rogers est assez éclectique dans ses choix, faisant toutefois la part belle aux éditeurs londoniens et parisiens.
On pointe ainsi, parmi d’autres, The philosophy of the turf (London, Whittaker & Co., 1840) : dont on ne s’étonnera pas qu’il contienne une théorie des puissances mécaniques du cheval, avec des formules, des règles et des directives d’application à l’utilisation pratique, dans le calcul de la vitesse des chevaux, en référence à l’âge et au poids : et avec des suggestions d’expériences pour fixer une échelle moyenne de poids à porter par des chevaux de course de différents âges. L’ingénieur est toujours à l’affût de ce type de publication.
Ce qui n’empêche que, sous son ex-libris, on trouve dans des genres tout à fait différents, plusieurs ouvrages du comte Louis de Montigny (1814-1890) L’Équitation des dames, ou le Guide de l’élève-écuyer (Saumur, Paul Furgaud, éditeur, 1853) ou encore l’étude du général Eugène Daumas (1803-1871) sur Les chevaux du Sahara (Paris, Hachette et Cie, 1862).

Faut-il s’interroger pour savoir s’il s’intéressait à la querelle hexagonale entre d’Aure et Baucher ? Deux fameux écuyers du XIXe dont les conceptions du dressage des chevaux donnèrent lieu à des échanges épistolaires qui firent le bonheur des journaux de l’époque ? Convient-il d’évoquer ici, par exemple la réponse du comte Antoine d’Aure faite à François Baucher auteur de La Méthode d’équitation, par la publication de ses Réflexions sur une nouvelle méthode d’équitation (1842), commençant par une citation de La Fontaine sur «la montagne qui accouche d’une souris» ? D’Aure avait déjà publié son Traité d’équitation en 1834, œuvre majeure qui connaîtra neuf rééditions. La collection de l’université de Pennsylvanie possède une première édition de ce titre. À ce sujet, Rogers possédait aussi l’ouvrage de Louis-Joseph Rul (1811-1882) Le Bauchérisme réduit à sa plus simple expression, (Paris, J. Dumaine, 1857).

En fait, les centres d’intérêt de Fairman Rogers, tout comme le fonds qui s’est agrégé autour du noyau constitué par sa collection personnelle, au fil des dons (et des acquisitions) faits à la bibliothèque de l’Université de Pennsylvanie, témoignent surtout de l’importance du rôle et de la vitalité du « secteur » cheval, nécessaire au développement économique et social de l’Amérique (comme ce le fut dans le reste du monde) à la fin du XIXe siècle.
On retiendra à ce titre de « l’introduction à la Fairman Rogers collection on Horsemanship » signée par le Dr. Ann Norton Greene de l’University of Pennsylvania, ce passage éloquent : « Entre 1840, le premier recensement fédéral visant à comptabiliser les chevaux, et la fin du siècle, la population d’équidés a été multipliée par six, passant de quatre à vingt-quatre millions, soit un taux de croissance de cinquante pour cent supérieur à celui de la population humaine. En 1840, il y avait environ quatre chevaux pour chaque humain; en 1900, il y avait trois chevaux pour chaque humain ».

Une contribution du Docteur Greene qui s’ajoutait à une étude Horses at Work: Harnessing Power in Industrial America (322 pages), qui fut publiée en 2008 par Harvard University Press (Cambridge, Mass).

The salute, in: A manual of coaching, by Rogers, Fairman, 1833-1900
The salute, in A manual of coaching,
by Rogers Fairman, 1833-1900

L’éditeur présente l’ouvrage en ces termes : «Les nouvelles machines industrielles et les sources d’énergie, loin d’éliminer les animaux de travail de l’Amérique du XIXe siècle, ont exigé des millions de chevaux pour fournir l’énergie nécessaire au développement industriel. Les chevaux étaient omniprésents dans les villes et les fermes, fournissant de l’énergie pour le transport, la construction, la fabrication et l’agriculture. En fait, la mécanisation a augmenté le besoin de puissance en élargissant la gamme des tâches qui l’exigent. Ann Greene développe un plaidoyer critique pour la reconnaissance des chevaux à l’histoire de l’énergie américaine et la montée de la puissance industrielle, et une nouvelle compréhension des raisons de leur remplacement comme principaux moteurs. Plutôt que le résultat d’un “inévitable” changement technologique, ce sont les choix sociaux et politiques des Américains sur la consommation d’énergie, qui ont scellé le sort de cet animal. La montée et la chute du cheval de bataille étaient définies par le genre de choix que les Américains faisaient et continueraient de faire — des choix qui mettaient l’accent sur la mobilité et l’autonomie individuelles et qui supposaient, surtout, des ressources énergétiques abondantes.»

Un travail socio-économique, un regard parfois politique, nourri là encore, pour partie, par la compilation des 1066 titres référencés par la Fairman Rogers Collection on Horsemanship.

Xavier Libbrecht

 

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