L’incontournable fonds de la Bibliothèque Universitaire de Leipzig sur le cheval

Question : – Quelles sont, aujourd’hui, les principales caractéristiques d’une bibliothèque universitaire ?
Réponse de Monsieur Ulrich Johannes Schneider directeur de la fameuse bibliothèque de l’Université de Leipzig qui nous a accordé l’interview qui suit :
– Elle offre des espaces pour les études et pour la recherche et, dans le même temps, accompagne la troisième mission d’une université : faire le lien avec le public.
Une bibliothèque universitaire sert non seulement la science, mais aussi la culture scientifique, et par conséquent la démocratie. C’est un espace libre de toute censure pour l’information et pour la formation de l’esprit critique, et cela à plus forte raison dans l’ère numérique.
Pourquoi ce préambule ? Car ce rappel, ce contexte, cette mise en perspective nous permet de situer l’importance qu’a revêtue l’exposition consacrée au cheval qui s’est ouverte en mars 2020 et qui s’est terminée le 22 novembre. Oui, le cheval méritait, mérite une telle attention, une telle exposition pour le rôle qu’il a joué et peut encore jouer dans nos sociétés en pleine mutation technologique et numérique et pour cause !

S’il fallait un autre argument, plus terre-à terre, on pourrait le trouver dans le choix du plus emblématique des 7 espaces de La Bibliothèque universitaire de Leipzig (BUL) celui de la « Bibliotheca Albertina », le plus grand et le plus ancien bâtiment (construit en 1891, entièrement réaménagé en 2002) qui a été fait pour accueillir les trésors des collections d’ouvrages accumulées par la BUL, notamment grâce aux transferts en provenance de la bibliothèque de Dresde.
On pourrait enfin évoquer la publication du magnifique livre qui porte le titre de l’exposition (en français) «De la beauté et de la souffrance des chevaux», édité par Wbg Theiss.

On notera parmi les contributions à ce bel ouvrage, en particulier, celle d’Ulrich Raulff : «l’école vétérinaire de Dresde et son histoire» mais surtout le chapitre consacré à l’immense catalogue de la BUL sur le cheval «de la connaissance des vétérinaires équins» estimé à plus de 35 000 pièces, ce qui en ferait la collection sur la thématique du cheval la plus importante du monde.

X. L. — Parlez-nous de l’importance de la bibliothèque de l’Université de Leipzig. Pouvez-vous la situer –en caractériser l’objet– comparativement à d’autres bibliothèques allemandes ou européennes ? Ses points de force ? Son originalité ? Comment s’est-elle constituée ?
U. J. S. — La Bibliothèque universitaire de Leipzig est la bibliothèque la plus riche en documents anciens des États de l’ex-Allemagne de l‘Est (hors Berlin) qui, au cours des siècles, se sont accrus dans d’importantes proportions. Elle améliore constamment la description de ces documents, spécialement sous forme numérique.

Une large part des collections numériques, conservées à la BUL, sont disponibles en ligne : les collections de papyrus et d’ostraca, les manuscrits médiévaux et orientaux, les autographes, les portraits et, bien sûr, un grand choix des livres imprimés et des périodiques.

La BUL se voit non seulement comme une bibliothèque, mais aussi comme une institution culturelle, et propose un calendrier bien rempli d’évènements et d’expositions. Plus de 50 expositions ont été organisées à la «Bibliotheca Albertina» dans les quinze dernières années; 30 ont fait l’objet d’un catalogue, toutes d’un site web spécifique, à l’audience toujours croissante.

X. L. —Qui a la possession physique des ouvrages ? La BUL a-t-elle une politique d’acquisition ? Comment s’organise-t-elle ? Comment se finance-t-elle ?
U. J. S. — La BUL se voit, traditionnellement, depuis sa fondation en 1543, comme une institution de service pour les chercheurs et les étudiants, sur place et, aujourd’hui, en ligne. Elle est entièrement financée par l’État de Saxe, avec le but de soutenir les études et la recherche à l’université. Actuellement, la BUL offre 3 400 places de travail réparties sur sept lieux différents dans la ville de Leipzig. Les plus emblématiques en sont la «Bibliotheca Albertina», le plus grand et le plus ancien bâtiment (construit en 1891, entièrement réaménagé en 2002) – ouvert tous les jours jusqu’à minuit – et la «Campus-Bibliothek» (construite en 1973, entièrement réaménagée en 2009) – celle-ci ouverte 24h/24 depuis 2009. Récemment, deux nouveaux bâtiments ont été inaugurés : la bibliothèque de pédagogie et sports et la bibliothèque de médecine et de sciences naturelles.

La BUL s’efforce d’obtenir des financements extérieurs : Elle compte, en ce moment, parmi ses 210 employés, une trentaine travaillant dans des projets à durée limitée, sur un budget supplémentaire d’environ 2 millions d’euros par an. La BUL fait opérer un «centre des manuscrits» (il y en a six au total en Allemagne), voué aux manuscrits médiévaux. La BUL est en train de traiter et numériser aussi ses 83 000 pièces de monnaie et autres trésors.

X. L. —Quelle est la part de l’hippiatrique dans ce fonds ? D’où vient-elle ? Pouvez-vous évaluer ce fonds par rapport à ce que vous savez d’autres collections sur le plan international ?
U. J. S. — En 1923, l’École vétérinaire de Dresde (Tierärztliche Hochschule) a été relocalisée à Leipzig pour y devenir une faculté de l’université (Veterinärmedizinische Fakultät). La très riche bibliothèque d’environ 35 000 livres de l’École vétérinaire de Dresde fut alors intégrée à celle de la BUL. Des modèles et d’autres matériaux utilisés pour l’enseignement, comme des tableaux et des esquisses colorées agrandis, servaient la faculté.

Le quartier de la faculté est assez vaste et comprend une vingtaine de bâtiments (dont une pour la bibliothèque spécialisée) sur un kilomètre carré. La collection des livres sur les chevaux est exhaustive; peu de documents publiés depuis l’invention de l’imprimerie, il me semble, n’y manque.

X. L. — Comment ce fonds «cheval» se répartit-il ? Thématiquement ? Physiquement (manuscrits, livres, thèses, brochures, articles) ? Quelle part en est-elle numérisée ?
U. J. S. — La bibliothèque venue de Dresde est articulée thématiquement et concentrée sur le cheval, selon le catalogue publié en 1912. Parmi les thèmes, on y trouve l’anatomie du cheval, l’élevage et l’équitation, la pathologie et la thérapie des chevaux et la ferrure. À part des livres, le fonds comprend aussi des tableaux hippologiques, des gravures de qualité exceptionnelle et quelques journaux rares. Bien avant l’arrivée des fonds de Dresde, la BUL avait accueilli de nombreux livres rares sur les chevaux, ainsi que des milliers de dissertations et tirés-à-part de 1855 à 1923.

Quant à la numérisation du fonds, la BUL a priorisé – après conservation – les tableaux utilisés pour l’enseignement, c’est-à-dire des dessins en grand format, la plupart faits à la main. On a déjà numérisé plus de 500 de ces tableaux et on va continuer, avec le soutien de la faculté de médecine vétérinaire, à les photographier et les mettre en ligne.

X. L. — Y a-t-il une quelconque présence du fonds de l’école vétérinaire de Maisons-Alfort dans ce fonds ? Voire d’autres écoles vétérinaires ?
U. J. S. — L’École vétérinaire de Dresde a coopéré avec plusieurs partenaires européens, ce qui est visible aussi dans les titres de sa bibliothèque. Elle a reçu une partie de son fonds sur la base d’échanges ou par voie de donation. Toutefois, ils ne se trouvent pas des livres venus directement de l’École vétérinaire de Maisons-Alfort ou d’autres écoles.

X. L. — Pouvez-vous «brosser» un rapide tableau de l’évolution de l’art vétérinaire relatif au cheval et de la diffusion de celui-ci au travers des ouvrages qui lui ont été consacré, au fil des siècles ?
U. J. S. — Prendre soin des animaux veut dire historiquement, prendre soin des chevaux d’abord, avant d’en établir le registre académique ou scientifique. Les auteurs des livres nombreux avaient des buts très pratiques et offraient des conseils très pragmatiques, en référence à leurs propres expériences ou aux autorités classiques, même antiques. Peu à peu, un discours européen s’établit dans diverses langues, intensifié par des traductions, ce que révèle le fonds de Dresde. On y voit par exemple que, dans les 165 ans passés entre la première édition de L’anatomia del cavallo de Carlo Ruini et la fondation de l’école vétérinaire de Lyon, le savoir n’a pas changé de manière significative. Ce n’est qu’avec Philippe-Étienne Lafosse et son Cours d’hippiatrique que commence un nouveau chapitre dans l’histoire de ce savoir, notamment avec la détermination de l’âge par la denture. Lafosse organisait son savoir selon les organes, ce qui se fait encore aujourd’hui. Son œuvre était traduite en allemand en quatre volumes et soutenait ainsi l’enseignement à Dresde. Avec le progrès scientifique du dix-neuvième siècle de nouveaux traitements des maladies connues devenaient possibles.

X. L. — À part le fonds cheval, quelles sont les raretés, les trésors de la Bibliothèque de l’Université de Leipzig ? Pouvez-vous détailler ?
U. J. S. — Hors des œuvres déjà mentionnées de Ruini et de Lafosse, il faut indiquer The Anatomy of the horse par l’anglais George Stubbs ou les livres de Friedrich Wilhelm von Eisenberg . Il y a aussi des travaux rares du dix-neuvième siècle, que nous n’avons découverts seulement que lors de la préparation de l’exposition. Un livre allemand intitulé Illustrations pour toutes les maladies du cheval visibles de l’extérieur («Bildliche Darstellung, zur Übersicht aller Außen am Pferde möglichst ersichtlich gemachten Fehler und Krankheiten») est encore impressionnant aujourd’hui par la qualité des dessins. Les images se faisaient en 1842 d’après des tableaux du peintre Carl Adolph Heinrich Hess. Un autre titre publié entre 1838 et 1839 à Weimar est aussi très rare; ses gravures montrent le traitement quotidien des chevaux, notamment dans l’armée.

X. L. — Et vous, personnellement, le livre, la pièce ou le document que vous préférez ou qui vous épate ? Vous intrigue ? Vous dérange ?
U. J. S. — Personnellement, je suis très frappé par la qualité des esquisses des chevaux, esquisses détaillées et instructives sur toutes partie du corps et toutes formes d’irrégularité, de maladie. Ce sont des œuvres d’art, produites par des experts pour l’enseignement des futurs experts, avec beaucoup d’amour pour les animaux et une admiration palpable du corporel.

X. L. — Avez-vous, personnellement, un goût pour les livres anciens ? Êtes-vous collectionneur ? Bibliophile ou bibliomane ?
J’ai une bibliothèque privée d’environ 8 000 livres, et comme je suis historien de la philosophie et amateur de l’histoire culturelle européenne, vous pouvez imaginer que je suis plutôt bibliophile que bibliomane. Je suis membre de la plus grande association des bibliophiles en Allemagne, la Maximilian-Gesellschaft.

X. L. — Possédez-vous des livres sur le cheval ? Petit tour de votre bibliothèque…
U. J. S. — Chez moi, il y a peu de livres de médecine ou de sciences naturelles – à une exception près : quelques gravures suisses de la Physica sacra de Johann Jakob Scheuchzer, parue en 1733. Je vous prie de m’en excuser, mais le sujet est… l’estomac de la vache !

X. L. — Qu’est-ce qui conduit à diriger une bibliothèque universitaire ? Parlez-nous de votre parcours, études, pratique, enseignement ?
U. J. S. — Comme universitaire, je travaille sur l’histoire des idées, des savoirs, des livres et des bibliothèques, et cela depuis la fin de mes études il y a quarante ans. Depuis plus que vingt ans, je travaille aussi dans une bibliothèque, d’abord à la Herzog August Bibliothek de Wolfenbuettel. Dans cet endroit magnifique, se trouve aujourd’hui la plus grande bibliothèque du dix-septième siècle en Allemagne, ce qui était à l’époque la plus grande bibliothèque européenne, crée ex-nihilo , par un seul homme, le duc August. Dans cet environnement littéraire, je me suis converti en bibliothécaire, et j’ai fini par devenir directeur de la BUL il y a quinze ans. Je continue à travailler comme professeur, j’enseigne et j’écris. Mais les thèmes de mes travaux s’inspirent de plus en plus par le métier dont je porte une certaine responsabilité : la bibliothèque et le monde des livres.

X. L. — Montez-vous à cheval ? Avez-vous monté à cheval ? Si c’est le cas, parlez-nous de vos débuts (où ? quand ? comment ?); de cette passion pour le cheval !
U. J. S. — Jamais. En face des chevaux, je reste admirateur.

X. L. — Sinon, que vous inspire le cheval ? Le monde du cheval ?
U. J. S. — Avant 1900, il est difficile imaginer le monde sans cheval : c’était la machine qui faisait tourner le monde. Sans le pouvoir des chevaux, l’homme ne pouvait avancer nulle part.

X. L. — Pensez-vous (et vous voudrez bien excuser mon optimisme !) que le cheval, sa pratique, son existence, aura encore un sens dans nos sociétés de plus en plus urbaines, numériques et virtuelles, dans le futur ?
U. J. S. — Le cheval reste un animal proche de l’homme, moins utilisé (sauf dans le sport) qu’aimé, soigné par beaucoup. À Leipzig, il y a tous les mois janvier une foire qui s’appelle «Partner Pferd» — partenaire cheval. Dès leur sortie, les tickets pour cet événement sont rapidement épuisés.

X. L. — Quel rôle les bibliothèques, les musées, les expositions peuvent-ils éventuellement jouer, sur ce plan ?
U. J. S. — Les livres et tout ce qui nous témoigne sur papier du monde des relations intimes entre homme et cheval vont continuer à nous instruire et nous rappeler des époques où le cheval jouait un rôle existentiel pour l’homme. Dans le cas de la littérature hippique, il nous faut aussi garder les produits d’un artisanat avancé, représenter et analyser les animaux avec beaucoup de détail. Les livres ne témoignent pas uniquement de thèmes des temps passés, ils nous montrent aussi tout un art que l’homme a dispensé autour du cheval.

X. L. — Un dernier mot… Prétexte à cette interview : parlez-nous de l’exposition que vous avez organisée sur le thème « Von der Schönheit und den Leiden der Pferde » à l’université de Leipzig. Pourquoi ? Comment ? Avec qui ? Quels moyens ? Quel succès ? Quelle conclusion après six mois d’ouverture au public ? Pour la Bibliothèque universitaire ? Pour vous-même ?
U. J. S. — L’idée de cette exposition date de ma prise de connaissance du fonds de Dresde. Dans le calendrier ambitieux des expositions à la bibliothèque universitaire – quatre par année, dont deux « grandes » avec catalogue – il a fallu attendre plusieurs années pour que les circonstances deviennent favorables. Pour faire court, j’ai d’abord trouvé un historien et écrivain, Mustafa Haikal, qui a écrit un manuscrit de 300 pages avec plus de 300 illustrations, qui est un véritable chef-d’œuvre.

Ensuite, il a fallu trouver un support financier considérable, car nous avions envisagé très tôt la collaboration avec un éditeur de prestige. La numérisation des images se fait toujours dans nos propres ateliers. Pendant tout ce temps, nous avons collaboré étroitement avec la faculté de médicine vétérinaire. Nous avons réalisé l’exposition avec un partenaire à l’intérieur de l’université, la « Kustodie », qui dispose de son propre musée d’art, pour inviter des visiteurs à se rendre dans  deux salles d’exposition distinctes. Le succès fut immédiat et prometteur, si ce ne fut la crise pandémique qui nous coûta trois mois de clôture involontaire, réparés après coup par une prolongation d’également trois mois. La vente du catalogue nous a prouvé que l’intérêt du public pour notre exposition s’est étendu bien au delà de la ville de Leipzig.

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