Au cœur du Cabinet des Livres du Musée Condé
Au cœur du Cabinet des Livres du Musée Condé avec Marie-Pierre Dion
On n’entre pas dans le Cabinet des Livres aménagé par le duc d’Aumale (1822-1897) dans le «petit château» de Chantilly encore appelé Musée Condé sans ressentir une vive émotion, un choc ! Si c’est ce qu’avait voulu, il y a maintenant environ un siècle et demi, celui que les passionnés de livres ont souvent reconnu comme étant le «Prince des bibliophiles», c’est toujours d’actualité !
Une ambiance de chapelle, oui, de recueillement que bien heureusement Marie-Pierre Dion, conservatrice du musée, dissipe par son propos, par la présentation qu’elle en fait lors de la visite, mais également dans les lignes qui suivent, en insistant sur la volonté de son concepteur, comme celle aujourd’hui de l’Institut de France qui en a la charge, de rester ouvert, au-delà de l’atmosphère intimiste de l’endroit, au plus grand nombre (plus de 300 000 visiteurs en 2019) afin de jouer son rôle : celui de transmettre la mémoire et la connaissance.
Ce Cabinet des Livres serait-il dès lors une bibliothèque comme une autre ? Certes, si l’on s’en tient alors au contenu : 1500 manuscrits, 17 500 unités bibliographiques rares et précieuses (dont 700 incunables) 30 000 ouvrages documentaires ou historiques anciens (avant 1900) et des milliers d’autres dans les tiroirs (archives) !
Et le cheval dans ce fonds ? Marie-Pierre Dion ne s’en cache pas : il n’est pas aussi visible, important ou précieux quoique de qualité et de conservation, qu’a priori on pourrait l’imaginer dès lors qu’il s’agisse de celui de Chantilly dite encore « Capitale du Cheval », mais en revanche il est omniprésent, en filigrane tout au long des rayonnages, des étagères et des vitrines murales.
Et ça, c’est unique! « le cheval est partout, dans les enluminures et les marges des manuscrits, dans les gravures des premiers romans de chevalerie imprimés, dans les livres d’histoire et récits de bataille, dans les livres de fête, dans les traités d’histoire naturelle ou de gestion domestique… »
La visite donc, s’impose.
X. L. : Parlez-nous du Cabinet des Livres du Domaine de Chantilly ?
M.-P. D. : Le Cabinet des livres du château de Chantilly est réputé pour être une des plus belles bibliothèques au monde.
Il est situé au cœur d’un château d’origine médiévale, agrandi et réaménagé par les ducs de Montmorency au XVIe siècle puis par les princes de Bourbon-Condé sous l’Ancien Régime et la Restauration, avant d’être transmis par héritage à Henri d’Orléans, duc d’Aumale, en 1830.
C’est le duc d’Aumale, souvent qualifié de « prince des bibliophiles », qui fait aménager le Cabinet des Livres à partir de 1876. Il y abrite l’exceptionnel héritage de manuscrits transmis par les Bourbon-Condé ainsi que la rarissime collection bibliophilique qu’il a lui-même rassemblée à partir de 1850. Le Cabinet des Livres est à la fois une réserve précieuse et un espace de découverte accueillant les visiteurs.
Derrière ses allures d’écrin de bois précieux, c’est une bibliothèque moderne qui fait appel aux technologies du fer les plus nouvelles de l’époque. Il a été intégré de façon tellement remarquable dans la structure du Petit Château construit à la Renaissance, qu’il semble en avoir toujours fait partie. Le confort du lecteur et la sécurité des collections sont pensés jusque dans le moindre détail, ce qui accroît le pouvoir de fascination de cette bibliothèque, souvent qualifiée de « paradis pour bibliophile ».
X. L. : De sa situation dans le château ?
M.-P. D. : Le Cabinet des Livres est un élément majeur du Musée Condé, autre nom du château, le duc d’Aumale ayant voulu y rendre hommage à ses prédécesseurs.
Une partie du Cabinet des livres est située à l’emplacement exact de la chambre à coucher du Grand Condé (1621-1686), le vainqueur de Rocroi. On comprend d’autant mieux l’hommage particulier qui y est rendu à ce prince. Le buste de celui-ci, sculpté par Antoine Coysevox (1640-1720), est installé sur la cheminée. La voûte est ornée des armoiries des compagnons d’armes avec lesquels le Grand Condé a livré ses principaux combats. Le duc d’Aumale s’est d’ailleurs passionné pour l’histoire de ce grand soldat dont il a écrit l’histoire.
Le Cabinet des livres qui conserve les livres rares et précieux du duc d’Aumale n’est pas le seul espace dévolu aux livres et à l’écrit dans le château. Une salle de lecture accueille les chercheurs. Les manuscrits les plus insignes ont leur place dans une chambre forte. La Galerie de Peinture abrite les livres d’art. La bibliothèque dite du théâtre abrite les ouvrages de travail du duc d’Aumale. Les archives ont leurs cabinets dédiés.
L’accroissement des collections documentaires et bibliophiliques contemporaines a enfin conduit à investir d’autres espaces de stockage, la documentation moderne dans l’ancienne « tour des chartes » et la bibliophilie contemporaine dans l’ancienne « lingerie » !
X. L. : De son histoire jusqu’à nous ?
M.-P. D. : Henri d’Orléans, duc d’Aumale (1822-1897), cinquième fils du roi Louis-Philippe, brillant militaire puis homme politique, historien, membre de l’Institut de France, est mort sans héritier direct.
En 1886, il a donné le domaine de Chantilly et toutes ses collections à l’Institut de France pour en préserver l’intégrité et pour en garantir l’accès public.
X. L. : De son « contenant » ? Cette remarquable salle tout d’abord ? Qu’est ce qui en fait son attrait ?
M.-P. D. : La majeure partie de ce qui est offert à la vue du visiteur est constituée non par les décors de la pièce, mais par les collections bibliophiliques elles-mêmes. La mezzanine est accessible pas un escalier invisible de la salle pour ne pas rompre l’alignement des livres rangés par formats. Le duc d’Aumale a disposé lui-même les livres magnifiquement reliés sur les rayons, soucieux d’y créer toute une harmonie de couleurs et de décors dorés.
L’atmosphère studieuse, confortable et chaleureuse tient à la fois du club anglais et on ne peut s’empêcher de penser aussi au Nautilus…
X. L. : Sa rareté ?
M.-P. D. : Il n’existait guère d’équivalent en France du Cabinet des livres lorsqu’il a été aménagé par l’architecte Honoré Daumet en 1876-1877. Son décor historiciste n’a subi que peu de transformations. L’éclairage au gaz a été abandonné au profit de l’électricité. Le Cabinet des livres de Chantilly représente ainsi dans son architecture, son décor et son mobilier un témoignage historique intact.
C’est aussi un exemple unique en France de conservatoire d’une ancienne bibliothèque princière puisque toutes les grandes bibliothèques nobiliaires ont fait l’objet de confiscations pendant la Révolution française. Seuls les princes de Bourbon-Condé ont pu récupérer une partie de leurs livres. Ce sont ces livres qui ont rendu le duc d’Aumale «bibliomane» comme il se désigne lui-même.
X. L. : Comment est-elle entretenue ?
M.-P. D. : Le Cabinet des livres est régulièrement dépoussiéré par les équipes d’entretien mais il fait partie des rares espaces du château qui n’ont pas encore été restaurés, bien qu’il le nécessite. Le passage du temps et l’afflux du public ont en effet laissé des traces visibles et terni l’éclat de l’espace, l’éclairage doit être amélioré, les vitrines d’exposition du siècle dernier sont mal adaptées. Dans le cadre du vaste processus de réhabilitation et renaissance du château de Chantilly engagé depuis 2005, l’étude préalable à la restauration du Cabinet des livres est aujourd’hui largement entamée.
X. L. : Peut-on la visiter ?
M.-P. D. : Le Cabinet des livres fait partie du circuit des visiteurs depuis le XIXe siècle. Le duc d’Aumale aimait le présenter à ses invités. Le passage de la bibliothèque privée au lieu ouvert à tous d’aujourd’hui s’est fait sans bouleversement majeur. Des vitrines plates ont été installées au centre de la bibliothèque. En 2000, les expositions permanentes ont été remplacées par des expositions temporaires qui se succèdent désormais à un rythme soutenu de trois à quatre par an, pour répondre à la curiosité des visiteurs.
X. L. : Combien de visiteurs y pénètrent-ils chaque année ?
M.-P. D. : Le Cabinet des livres est un des must du château. Il est parfaitement situé en haut de l’escalier d’honneur et à l’entrée des grands appartements. La plupart des visiteurs du château y pénètrent, soit plus de 300 000 par an, au moins jusqu’en 2019… L’ambiance chaleureuse et feutrée qui y règne surprend et séduit.
Certains visiteurs traversent le Cabinet des Livres rapidement après l’avoir photographié car il y a beaucoup de choses à voir Chantilly et il ne faut pas traîner si on n’a qu’une journée ! Beaucoup s’attardent cependant pour admirer les décors dorés des dos de reliures et y déchiffrer les titres des ouvrages. D’autres enfin viennent spécialement pour les expositions présentées.
X. L. : Les lourdes tentures aux fenêtres sont-elles toujours fermées ?
M.-P. D. : Le duc d’Aumale avait sélectionné des reliures pour les présenter de face dans 5 vitrines murales. Gravement insolées, ces reliures ont été rangées à la fin du XXe siècle et font désormais partie des programmes de restauration à mener.
En attendant que l’espace soit doté d’un système plus moderne de filtration de la lumière, les tentures sont le seul moyen de protection des cuirs colorés.
X. L. : D’une manière générale de quoi peuvent souffrir les livres, au fil des ans ?
M.-P. D. : Le vol, les mauvaises manipulations, les moisissures et les insectes, l’humidité, les fortes variations hygrométriques, la luminosité… tous ces facteurs sont décuplés à Chantilly en raison de l’affluence du public, de la fréquence des expositions, de la proximité de la forêt, de la présence de douves, de la réverbération de la lumière sur l’eau… L’attention à la conservation doit être permanente.
Nous devons être extrêmement vigilants aussi dans le rangement. Un livre mal rangé est un livre perdu. Or les dos des livres ne portent pas d’étiquette pour ne pas abimer les cuirs, ce qui complique les recherches et récolements !
X. L. : Et le contenu du Cabinet de livres des Ducs de Condé ? De quel fonds d’ouvrages parle-t-on ?
M.-P. D. : Le noyau de la collection du duc d’Aumale est constitué de livres ayant appartenu aux princes de Bourbon-Condé. 800 manuscrits, plusieurs milliers de registres d’archives et recueils de correspondance, confisqués durant la Révolution française, ont été restitués en 1815 au dernier duc de Bourbon qui les légua, avec ses autres biens, au duc d’Aumale. Ce sont ces livres qui ont donné au duc d’Aumale le goût du livre et l’envie de faire œuvre d’historien. Il compléta cet ensemble et imprima sa marque personnelle au fonds en y ajoutant plus de 600 manuscrits et des milliers d’imprimés rares. Le duc d’Aumale n’a pu reconstituer la bibliothèque princière de 80 000 volumes que la Révolution française a dispersés pour la plupart dans les collections publiques, mais il s’est consacré à la rédaction de l’histoire des princes de Condé et son ex-libris personnel reprend les armes des Condé.
Le rapport entre le Cabinet des livres et les princes de Condé s’exprime donc en termes d’héritage et d’hommage.
X. L. : Comment le Cabinet des livres s’est-il ensuite constitué ? Comment se répartit-t-il ?
M.-P. D. : Le duc d’Aumale commence à collectionner lui-même les livres vers 1850, à la faveur, si l’on peut dire, de son exil en Angleterre. Son « Cabinet » de livres est dès lors le fruit d’une activité incessante de repérage et d’acquisitions, notamment dans les plus grandes ventes publiques du XIXe siècle. Il achète plusieurs collections exceptionnelles complètes (la bibliothèque Standish en 1851 et la collection Armand Cigongne en 1859), ainsi que des ensembles moins importants mais riches et cohérents, ou bien des volumes isolés exceptionnels comme les Très riches heures du duc de Berry , en 1856.
Le duc d’Aumale manifeste un intérêt particulier pour les livres les plus précieux, les plus anciens et les plus rares, pour le patrimoine littéraire et artistique français et l’histoire de France. Nombre d’exemplaires sont uniques ou rarissimes. La plupart ont des particularités remarquables : exemplaires de dédicace, livres enrichis de gravures et dessins, provenances prestigieuses…
Les reliures sont l’une des particularités du fonds : le duc d’Aumale passa commande aux plus grands artisans de son époque (Trautz, Capé, Duru…) et avoue en 1850 « Je sais que les livres rares sont chers; je sais que les jolies reliures le sont aussi; mais j’aime les uns et les autres, et surtout les deux choses réunies, et j’y veux mettre le prix qu’il faut ».
X. L. : Peut-on consulter les ouvrages ?
M.-P. D. : Le duc d’Aumale a fait figure de pionnier en matière d’accueil. Il a attiré ou recruté les meilleurs spécialistes pour qu’ils étudient ses collections, il a accueilli les érudits et il a conçu tout un programme de publication des catalogues et des travaux savants.
Aujourd’hui, les lecteurs sont installés dans la belle salle de lecture qui donne sur le jardin de la Volière.
Ils sont accueillis toute l’année 5 jours sur 7, sur réservation car la jauge de la salle est de 12 lecteurs, 4 en temps de crise sanitaire.
X. L. : Quelle est la part du cheval dans ce fonds ?
M.-P. D. : Il faut distinguer le cabinet des livres d’une part, la bibliothèque de travail du prince d’autre part, et enfin les archives.
Il faut distinguer aussi la littérature proprement équestre et ce qui relève d’une culture nobiliaire où le cheval est omniprésent. Dans le Cabinet des livres, le cheval est partout, dans les enluminures et les marges des manuscrits, dans les gravures des premiers romans de chevalerie imprimés, dans les livres d’histoire et récits de bataille, dans les livres de fête, dans les traités d’histoire naturelle ou de gestion domestique…
Une vingtaine de best-sellers de la littérature proprement équestre peut être signalée, dans des exemplaires exceptionnels.
Le traité de Pluvinel, L’Instruction du Roy en l’exercice de monter à cheval , contient par exemple les gravures des deux éditions de 1623 et 1625, des gravures avant et avec la lettre, une lettre autographe de Pluvinel.
La Méthode et invention nouvelle de dresser les chevaux du duc de Newcastle, en deuxième édition (1658), comporte de très grandes marges qui magnifient les gravures.
Citons aussi l’album réalisé par Charles Perrault et Israël Sylvestre pour commémo rer le carrousel et les jeux équestres organisés par Louis XIV dans le Cour des Tuileries les 5 et 6 juin 1662. Le duc d’Aumale a acquis l’un des cinq exemplaires rehaussés de couleurs, celui qui a appartenu au prince de Condé magnifiquement représenté à la tête du quadrille des Turcs.
Parmi les manuscrits, il faut mentionner deux versions de l’ Hippostéologie , c’est-à-dire le Discours des os du cheval de Jean Héroard qui a commencé sa carrière comme hippiatre de Charles IX. Le duc d’Aumale a reçu en héritage des Bourbon-Condé le manuscrit d’Héroard (Ms. 338) et il a acquis l’exemplaire présenté au roi Henri III en 1579 (Ms. 337). Le rapprochement permet d’apprécier et de comparer le montage d’origine avec les dessins de l’auteur, et la copie de présentation. Les manuscrits cantiliens semblent être les plus anciens traités connus à ce jour sur le squelette hippique. L’auteur a envisagé, mais n’a jamais achevé, un ouvrage complet sur l’anatomie du cheval, dans le sillage de l’œuvre magistrale de l’italien Ruini, parue en 1599.
Dans la bibliothèque de travail, les ouvrages consacrés au cheval suivent l’évolution de la carrière militaire du duc d’Aumale au XIXe siècle. Le général a évidemment beaucoup réfléchi à l’organisation des régiments de cavalerie. De nombreux auteurs contemporains lui dédicacent leurs ouvrages comme Louis Vallet, l’auteur du Chic à cheval en 1891.
Enfin il faut signaler un troisième ensemble, composé de manuscrits, plans, correspondances, comptes et archives relatifs à la construction mais aussi à la gestion quotidienne et à l’administration des Grandes Écuries de Chantilly, à l’organisation des chasses et des déplacements divers des princes du XVIe au XIXe siècle. Tout cela forme une mine de renseignements pour les historiens.
X. L. : La part de manuscrits, livres, thèses, brochures, articles ?
M.-P. D. : Côté chiffres, si l’on prend en compte tous les fonds cantiliens, on dénombre 1500 manuscrits, 17 500 unités bibliographiques rares et précieuses (dont 700 incunables) dans le Cabinet des livres, 30 000 ouvrages documentaires ou historiques anciens (avant 1900) dans la bibliothèque du théâtre et 300 titres de périodiques.
Dans les fonds d’archives, 5000 cartons et registres, 80 000 lettres, 8000 plans…
Le fonds contemporain compte 10 000 volumes, 700 thèses et mémoires, 1000 ouvrages de bibliophilie contemporaine.
X. L. : Quelle part en est-elle numérisée ?
M.-P. D. : Un pourcentage infime même si des partenariats précieux ont pu être noués avec l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes du CNRS ou des centres de recherche.
Des opérations importantes ont porté sur les manuscrits médiévaux et enluminés, les cartes et plans, certains fonds de correspondance, des imprimés rares. Mais beaucoup reste à faire.
Aujourd’hui nous numérisons chaque année une vingtaine d’ouvrages, en moyenne 3000 vues, avec l’aide de l’Agence de coopération régionale pour le livre et la lecture des Hauts-de-France et de la Bibliothèque nationale de France. Cette année nous mettrons par exemple en ligne un manuscrit intitulé Situation des écuries, remises et vénerie du prince de Condé au 1er juillet 1772 avec les noms de tous les chevaux et autres équidés et ceux des palefreniers (Ms. 376).
X. L. : L’Institut de France procède-t-il encore à des acquisitions ?
M.-P. D. : La collection historique et bibliophilique constituée par le duc d’Aumale lui-même n’a pas vocation à s’accroître sauf exception. Les pièces majeures qui pourraient l’enrichir sont déjà le plus souvent conservées dans des collections publiques. Des legs exceptionnels ont cependant permis à l’Institut d’acquérir des pièces majeures comme le livre d’Heures d’Anne de Montmorency en 1901.
Par contre, nous enrichissons régulièrement les archives et les fonds documentaires pour éclairer la personnalité des possesseurs successifs du château, les collections anciennes et l’histoire du Domaine de Chantilly.
Nous recevons aussi des dons et dépôts réguliers de la part de sociétés bibliophiliques qui font souffler un vent de fraîcheur dans les collections, avec des créations contemporaines, et offrent de nouvelles possibilités de découverte pour les visiteurs.
X. L. : Hors tout, quelles sont les raretés, les trésors de ce Cabinet des livres ?
M.-P. D. : Il faut évidemment citer le manuscrit qui compte parmi les plus célèbres au monde, les Très Riches Heures du duc de Berry. C’est un livre de prières à l’usage des laïcs, commandé au début du XVe siècle par Jean de Valois (1340-1416), duc de Berry, à trois jeunes artistes d’origine flamande, les frères Paul, Jean et Hermann de Limbourg. Ceux-ci meurent en 1416, la même année que le duc de Berry, sans que l’ouvrage soit achevé.
Tout au long du XVe siècle, d’autres peintres se succèdent pour compléter le manuscrit, tels Barthélémy d’Eyck, vers 1445, ou Jean Colombe, pour le compte du duc de Savoie, en 1485. C’est finalement un somptueux « livre-cathédrale », livre collectif réalisé grâce à une succession d’artistes et de mécènes, qu’acquiert le duc d’Aumale en 1856. Grâce aux reproductions, les Très Riches Heures acquièrent dès lors une immense renommée et façonnent même une image idéale du Moyen Âge dans l’imaginaire collectif.
Depuis l’été 2020, un feuilletoir numérique présente l’ensemble des pages du manuscrit au sein du Cabinet des livres. Dans le calendrier, la cavalcade de mai et ses élégants cavaliers en est une des plus belles pages.
X. L. : Comment devient-t-on un jour Conservateur des Bibliothèques et Archives du Domaine de Chantilly ?
M.-P. D. : Le poste cantilien relève des bibliothèques de l’Institut de France où des conservateurs du corps scientifique des bibliothèques de l’État (Ministère de l’enseignement supérieur) peuvent être affectés étant donné l’importance exceptionnelle des bibliothèques que possède l’Institut. J’ai la chance d’appartenir à ce corps scientifique et d’être chartiste, conditions d’accès au poste !
Le poste de Chantilly a la particularité d’être tourné vers la recherche autant que vers le grand public pour lequel la visite d’un domaine magnifique est souvent l’occasion de découvrir des manuscrits ou des livres précieux. La présentation des expositions doit être adaptée à un public très varié.
Ce poste n’a été créé qu’en 2000, c’est dire qu’il y a beaucoup de retards à rattraper en termes d’inventaire, de traitement informatique des collections, de restauration. Voilà tout ce qui peut motiver une candidature, très loin de la vie de château !
X. L. : Et vous, personnellement, le livre, la pièce ou le document que vous préférez ou qui vous épate ?
M.-P. D. : La double-porte qui donne accès au Cabinet des livres est assez fascinante… Côté Salon d’introduction aux Grands appartements princiers, une première porte en bois de chêne finement sculptée au chiffre d’Henri d’Orléans est suivie, côté Cabinet des Livres, d’une double-porte métallique. Celle-ci est revêtue d’un habillage vitré simulant une armoire emplie de livres dont on aperçoit les dos. Ainsi, lorsque cette seconde porte se referme sur vous dans le Cabinet des Livres, elle joue le rôle d’un trompe-l’œil donnant l’illusion d’être absolument entouré de livres et comme enfermé dans le rêve du bibliophile : les titres des dos factices sont en effet des titres d’œuvres de l’Antiquité disparues, en tout cas non redécouvertes à ce jour…
X. L. : Vous passionne ?
M.-P. D. : Plus profondément, ce qui rend la collection passionnante, ce n’est pas telle ou telle pièce mais la manière dont les pièces s’articulent entre elles donnant à voir la transmission des textes jusqu’à nous. Le duc d’Aumale a rassemblé les formes manuscrites, les premières versions imprimées, les éditions de référence à diverses époques. C’est ce qu’il appelle « appareiller » les collections. La comparaison entre mises en page manuscrites et imprimées permet de mesurer l’importance de la révolution imprimée sur la manière de lire et d’appréhender les textes.
X. L. : Vous dérange ?
M.-P. D. : La plupart des livres sont dans un état de conservation remarquable. L’effet pour l’œil est très réjouissant mais pour l’historien, cela signifie que dans certains cas, les reliures anciennes, abimées ou trop anodines, ont été remplacées. Des marques de provenance ou des traces de lecture anciennes ont été lavées par certains grands collectionneurs du XIXe siècle. Le duc d’Aumale a heureusement rompu avec ces pratiques en cours de route…
X. L. : Avez vous personnellement un goût pour les livres anciens ?
M.-P. D. : Oui bien sûr, sinon je n’en aurais pas fait un métier.
Les livres anciens ont ceci de profondément émouvant qu’ils vous rapprochent des auteurs qui les ont écrits, qu’ils ont été fabriqués avec soin par les copistes ou les imprimeurs, qu’ils ont été feuilletés par des centaines de mains avant vous et qu’ils ont été conservés comme des trésors par beaucoup de leurs possesseurs successifs. Pour peu qu’on les interroge avec attention c’est tout un monde intellectuel, économique et social qu’ils laissent entrevoir.
X. L. : Êtes vous collectionneuse ? Bibliophile ou bibliomane ?
M.-P. D. : Je suis collectionneuse, bibliophile et bibliomane par procuration lorsque je veille sur une collection telle que celle du duc d’Aumale. J’essaye de comprendre et faire percevoir l’esprit de sa collection pour que les chercheurs puissent en tirer le meilleur parti et la valoriser.
À titre personnel, je me définirais plutôt comme une grande lectrice attachée aux livres qui ont marqué ma vie ou qui inspirent mon travail. Je suis fidèle à certains auteurs mais toujours curieuse de nouvelles écritures.
X. L. : Montez-vous à cheval ?
M.-P. D. : Aussi loin que je me souvienne, les chevaux d’encre et de papier de mes livres d’enfant m’ont davantage marquée que de trop rares promenades équestres.
Plus tard j’ai découvert le cheval dans l’art et l’histoire. J’ai eu la chance, étudiante et élève à l’École nationale des chartes, de pouvoir explorer les archives d’une grande famille princière, celle des princes de Croÿ, sous la direction de Daniel Roche. Celui-ci m’a sensibilisée très tôt à l’importance de la civilisation équestre d’autrefois.
X. L. : Sinon, que vous inspire le cheval ?
M.-P. D. : Toute une rêverie autour de l’énergie, la force, l’élégance du cheval, ou encore de cette fusion de l’homme et de l’animal à travers la figure du cavalier… J’ai la chance de pouvoir admirer au quotidien, de ma fenêtre, la complicité qui unit les cavalières des Grandes Écuries de Chantilly et leurs chevaux.
Dans un de ses livres d’heures édité par Geoffroy Tory en 1527, le duc d’Aumale note la forte impression que fait sur lui une gravure représentant le cheval noir de la mort. J’ai ici de multiples thèmes de méditation !
X. L. : Que pensez-vous de La Bibliothèque Mondiale du Cheval ?
M.-P. D. : C’est une fédération de sources et une mine de renseignements qui succède avantageusement à toutes les grandes entreprises de bibliographie ancienne.
X. L. : En quoi cette dernière pourrait-elle être utile au rayonnement du Cabinet des Livres du Domaine de Chantilly ?
M.-P. D. : Il est important d’y rappeler que la bibliothèque du château de Chantilly est une bibliothèque publique, qu’elle accueille gratuitement étudiants et chercheurs. Il suffit de prendre rendez-vous pour pouvoir accéder à la salle de lecture dans le respect du protocole sanitaire mis en place depuis mai 2020.
Une bibliothèque à part comme celle de Chantilly, au sens où elle relève d’un musée, ne peut rayonner sans participer aux grands réseaux nationaux généralistes de signalement que sont Calames pour les manuscrits et le Catalogue collectif de France pour les imprimés. Les collections doivent le plus possible être signalées dans des bases spécialisées pour avoir encore davantage de chances d’être consultées. La Bibliothèque mondiale du cheval est donc un canal très précieux pour les collections de Chantilly.
Chantilly s’affiche comme la capitale mondiale du cheval. Les Grandes Écuries ou l’hippodrome doivent naturellement être documentés et mises en perspective dans La Bibliothèque mondiale du cheval. La bibliothèque du château de Chantilly sera heureuse et fière de partager ses ressources dans avec La Bibliothèque Mondiale du Cheval !
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