Quand l’histoire de la cavalerie normande est bel et bien brodée…
Rencontre avec Pierre Bouet, maître de conférences honoraire et directeur honoraire de l’Office universitaire d’Études normandes.
C’est une histoire, celle de la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant, duc de Normandie, entre 1064 et 1066. Elle court, elle court, assurément bel et bien brodée comme tout récit épique qui s’entend, sur plus de 70 mètres de long et un demi mètre de hauteur… On dirait presque une pellicule de film. En couleur s’il vous plaît pour les 600 personnages de brins de laine dessinés, dont on aurait tort de croire qu’ils se ressemblent tous. Pas davantage que les 200 chevaux qui l’animent tout au long des 58 scènes couchées sur 9 longues pièces de lin cousues entre elles.
Mille ans bientôt que la Tapisserie de Bayeux, évoque, intrigue, émeut, passionne ! Mille ans qu’elle témoigne du fabuleux passé de la Normandie. Mille ans qui, avec les affres de l’âge imposent une restauration qui devrait commencer en 2024 et durer dix-huit mois.
Une telle éclipse serait-elle de nature à décourager, d’ici là, les 400 000 visiteurs annuels du Bayeux Museum où elle est exposée ?
Nenni ! Car depuis 2017, la Tapisserie grâce au travail conduit à partir des clichés de la Fabrique de patrimoines en Normandie, réalisés en 2017 sur l’œuvre hors de sa vitrine, et du savoir-faire des équipes de l’Université de Caen Normandie , de l’ Ensicaen et du CNRS, est désormais disponible en version numérique tant sur tablettes sur site, qu’à distance sur ordinateurs. Un développement qui facilite, non seulement la visualisation et la lecture de l’ensemble de l’œuvre, mais également une exploration, scène par scène, et, grâce à une fonction zoom en focus maximum, la révélation des moindres détails des motifs brodés, le tout assorti d’un panneau d’information latéral proposant la traduction des inscriptions latines en français et en anglais.
Un outil qui aurait certainement facilité, s’il avait alors existé, le travail de Pierre Bouet universitaire français, spécialiste des historiens normands et anglo-normands de langue latine (X e – XII e siècles), basé à Caen, qui s’est penché, toute sa vie durant, sur l’étude de la tapisserie jusqu’à en être, aujourd’hui le spécialiste incontesté comme nous l’a aimablement indiqué Tanneguy de Sainte-Marie , ancien directeur technique du Haras du Pin, consulté à cet effet.
Autant dire que lorsque nous nous sommes intéressés aux chevaux qui composaient la Tapisserie, aux scènes équestres qui l’animent nous n’avons retenu, avec l’autorisation de l’éditeur d’ In Situ , la revue des patrimoines du Ministère de la Culture, qu’une seule source : celle signée de l’actuel maître de conférences honoraire et directeur honoraire de l’Office universitaire d’Études normandes : Les chevaux de la tapisserie de Bayeux .
Oui, tout y est dit sur l’aspect « cheval ». Tout ? Pas tout à fait. L’homme de cheval est insatiable. Il s’interrogera encore sur l’origine des chevaux, de leur élevage, du savoir de la cavalerie de combat, de sa formation, de son excellence…
Reste que nous ne remercierons jamais assez Pierre Bouet pour les réponses à quelques questions simples que nous nous posions à propos de la passion qui conduit un homme tout une vie durant ; mais aussi, peut-être, de le connaître un peu mieux.
X. L. : À quand remonte votre premier souvenir de la Tapisserie de Bayeux ?
P. B. : J’ai visité la Tapisserie de Bayeux à l’âge de 12 ans avec mon école en 1950. Élève à Caen, j’ai vu pour la première fois, lors d’un voyage scolaire à Bayeux, et la Tapisserie et la cathédrale.
X. L. : Quelle fût la première impression ?
P. B. : J’ai été plus impressionné par l’histoire de Guillaume le Conquérant que par le chef d’œuvre iconographique, qui m’est alors apparu très détérioré. Mais j’ai été surpris par la qualité des représentations des chevaux et des navires.
X. L. : A-t-elle nourri votre imagination ?
P. B. : Oui, mais c’est principalement l’histoire de Guillaume que j’ai voulu connaître : j’ai consacré toute ma vie de professeur de latin à l’université de Caen à traduire les œuvres latines rédigées à l’époque pour connaître comment les Normands s’étaient imposés aussi bien en Angleterre qu’en Italie du Sud.
X. L. : Souvenez-vous d’un détail ?
P. B. : Deux détails m’ont frappé lors de ma première visite : la scène du pique-nique de l’armée normande et celle de la mort et de l’enterrement d’Édouard le Confesseur.
X. L. : Quelle part accordiez vous alors aux chevaux et aux cavaliers ?
P. B. : Étant d’origine rurale et ayant participé aux moissons pendant mes vacances d’été, je connaissais bien les chevaux qui tiraient alors les charrettes ; de ce fait, cette présence des chevaux ne m’a guère surpris.
X. L. : Ne trouviez vous pas que de prime abord qu’ils se ressemblaient tous ?
P. B. : Non, ils m’étaient déjà apparus différents par leur posture (immobilité, trot, galop) et, chose plus surprenante, par leurs différentes couleurs (jaune, vert, bleu, rouge…)
X. L. : Comment, par la suite, avez vous été amené à vous intéresser de nouveau à cette inestimable broderie ?
P. B. : Très vite j’ai voulu comparer le récit des événements racontés par les textes latins avec celui présenté par la Tapisserie.
X. L. : Et alors ?
P. B. : Désolé cela va être un peu long ! Comme je l’indiquai plus haut j’ai consacré mes premières années à étudier les historiens latins qui racontaient la Conquête de l’Angleterre : Guillaume de Poitiers qui publia vers 1075 les Gesta Guillelmi ducis Normannorum et regis Anglorum (Exploits de Guillaume duc de Normandie et roi d’Angleterre), Guillaume de Jumièges qui rédigea les Gesta Normannorum ducum (Exploits des ducs de Normandie) et Gui d’Amiens qui composa un poème sur la Bataille de Hastings, Carmen de Hastingae Proelio . La comparaison de leur récit avec la Tapisserie m’apparut indispensable.
Le fruit de cette étude fut que je découvris une identité de vue entre Guillaume de Poitiers et la Tapisserie : ces deux oeuvres, traditionnellement qualifiées de pro-normandes, m’apparurent d’une réelle objectivité dans la mesure où le personnage de Harold était reconnu comme un roi légitime puisque le roi Edouard l’avait désigné comme son successeur in articulo mortis, « au moment de sa mort ». L’étude du texte latin de ces trois oeuvres (ainsi que la lecture d’Orderic Vital) m’amena à considérer que la Tapisserie voulait, d’une part, présenter Guillaume de Normandie comme un roi légitime et, d’autre part, montrer que Harold était monté sur le trône conformément à la volonté d’Edouard le Confesseur : c’était Edouard, le personnage « répréhensible » puisqu’il avait changé d’avis au dernier moment. La bataille de Hastings apparaît donc alors comme un Jugement de Dieu entre deux personnages légitimes.
X. L. : Parlez-nous, peut-être ici, de votre parcours professionnel ?
P. B. : J’ai consacré quarante années de ma vie de professeur de latin à l’université de Caen à l’histoire de la Normandie, du viking Rollon jusqu’à la reconquête de la Normandie par Philippe Auguste en 1204 : trois siècles d’histoire des Normands qui furent actifs dans toute l’Europe.
X. L. : De votre attachement à la Normandie ?
P. B. : Normand d’origine, je me suis attaché à connaître l’histoire de ma région, mais l’histoire des Normands au Moyen Âge ne m’a jamais incité à quelque chauvinisme que ce soit. Souvent même je me suis opposé à des associations qui prônaient un retour aux origines normandes ou vikings et qui le faisaient sans aucune véritable objectivité scientifique.
X. L. : Qu’est ce qui vous a donc amené à vous intéresser plus « scientifiquement » à cette broderie, à l’étudier ?
P. B. : La période 1064-1066 a été déterminante dans l’histoire de la Normandie et de l’Angleterre : or c’est ce qui est mis en scène sur la Tapisserie. J’ai été amené à la scruter de très près, fort de ma connaissance des textes latins qui parlaient de cette période.
X. L. : Quand avez-vous commencé ? Quel temps vous a pris ce travail ? Quelles furent les étapes ? Les embûches ? Les satisfactions ?
P. B. : 1 ère étape : j’ai commencé à travailler en étudiant l’histoire du Moyen Âge, puisque, en tant que latiniste, ma période historique de référence était l’Antiquité gréco-romaine : j’ai même voulu suivre les cours de mes collègues historiens du Moyen Âge, les Professeurs Michel de Boüard et Lucien Musset, qui jouissaient d’une notoriété mondiale et qui m’avaient encouragé à me consacrer aux textes latins de la Normandie médiévale.
2 e étape : j’ai passé plusieurs années à traduire tous les textes latins de cette période, dont certains n’avaient jamais été traduits ni en français, ni en anglais. Cela m’a pris 5 à 6 années.
3 e étape : compte tenu de l’importante production scientifique (notamment en anglais) relative à l’histoire de la Normandie et à la Tapisserie de Bayeux, j’ai commencé à suivre colloques et rencontres internationales et à donner des communications.
4 e étape : responsable au Centre culturel international de Cerisy d’un cycle consacré à la Normandie médiévale, j’ai organisé un colloque de 5 jours sur la Tapisserie de Bayeux en invitant tous les chercheurs de renom (américains, canadiens, anglais, allemand et français) : ce colloque a permis de renouveler la recherche et a donné lieu à une publication en français et en anglais en 2004, qui sert de référence encore aujourd’hui.
5 e étape : la dynamique crée par ce colloque et les relations personnelles entre chercheurs ont suscité de nouvelles rencontres en Angleterre ou en France et ouvert de nouveaux axes de recherches.
6 e étape : vers la création d’un nouveau musée à Bayeux (prévue pour 2026) avec le concours actif de tous les chercheurs français et étrangers, qui travaillent ensemble depuis plus de vingt ans.
X. L. : La diffusion et la réception de votre travail chez et pour les spécialistes (universitaires, historiens, etc…) ? Le grand public ?
P. B. : J’ai consacré de nombreux articles sur la Tapisserie de Bayeux, organisé le colloque de 1999 (publication en 2004) et collaboré à l’organisation de quatre autres colloques :
– deux à Bayeux, « La Tapisserie de Bayeux, chronique des temps vikings » en 2007 (publication en 2009); « L’invention de la Tapisserie de Bayeux » en 2016, publication en 2018;
– et deux en Angleterre, British Museum, Londres : « The Bayeux Tapestry, New Approaches » en 2009 et Norwich : « Castles and the Anglo-Norman World », 2012.
Pour le grand public, François Neveux et moi-même avons publié une synthèse de toutes les recherches entreprises depuis plus d’un siècle et demi dans un volume très bien illustré : La Tapisserie de Bayeux, révélations et mystères d’une broderie médiévale , Ouest-France, 2013 (réédition 2017).
X. L. : Des satisfactions ? Des regrets tout au long de votre parcours, de vos recherches?
P. B. : Beaucoup de satisfactions.
Bonheur de travailler sur un tel chef d’œuvre et, bonheur d’avoir initié et contribué à ce que les spécialistes de la Tapisserie travaillent ensemble en définissant des axes communs de recherches.
Des regrets :
1) La Tapisserie de Bayeux est mieux connue et mieux étudiée par les Anglo-Saxons que par les Français. La raison en est que l’histoire de France se contente d’être une histoire des rois de France (Ile de France), en délaissant les réussites exceptionnelles des principautés régionales : Bourgogne, Flandre, Bretagne, Occitanie et … Normandie.
2) Les Normands eux-mêmes connaissent à peine l’histoire des Normands du X e au XIII e siècle avec la conquête de l’Angleterre, de l’Italie du sud, de la Sicile et de la Principauté d’Antioche. Ceci s’explique par un programme officiel de l’histoire de France qui fait silence sur ces sujets. La République reste en cela fidèle au sectarisme de la royauté capétienne.
X. L. : Au bout du compte, ce que vous avez appris au terme de cette remarquable étude était-il loin de ce que vous aviez peut-être imaginé lors de votre première rencontre avec cette œuvre ?
P. B. : Oui le résultat est très loin de mes premières perceptions qui étaient d’ordre « émotionnel ». Au fil des ans d’études et de recherches j’ai découvert que durant trois siècles la Normandie avait connu une réussite exceptionnelle, au point que des collègues italiens ont organisé à Rome en 1994 une grande exposition sur le Thème « I Normanni, Popolo d’Europa ».
Pour cela j’ai participé à l’organisation de l’exposition et à la création d’un Centre d’études européen sur les Normands (Centro Europeo di Studi Normanni) dont le siège se trouve à Ariano Irpino, près de Salerno.
En savoir plus sur les chevaux de la Tapisserie:
- Texte de Pierre Bouet ( In situ, Revue des patrimoines , 2015)
- Les livres sur les chevaux de la Tapisserie
- Le cheval normand au Moyen Âge ou (version texte)
Et pour aller plus loin sur la Tapisserie et sa numérisation:
- La Tapisserie de Bayeux en ligne
- Le Système d’information documentaire spatialisé de la Tapisserie
- Documentariser la Tapisserie ( Tabularia , 2018)