Comprendre les illustrations d’un manuscrit du XVe siècle

Lors de l’étude de la bibliographie de Mario Gennero et Patrizia Arquint sur l’Italie, un manuscrit très illustré du XV e siècle de la collection Estense de Modène a attiré l’attention. Connu sous le titre De’ cavalli [MS it.464], il est attribué à Bonifazio. Peut-être donne-t-il des clés pour explorer la diffusion du savoir hippiatrique dont Lorenzo Rusio et Giordano Ruffo  sont les fers de lance bien connus autour du bassin méditerranéen. Voici l’éclairage de l’historien des sciences vétérinaires François Vallat.

S’il semble avoir existé [1], Bonifacio n’en est pas moins l’auteur fictif de la version italienne du Liber marescalcie latin de Lorenzo Rusio. Antonio Dapera, frère dominicain, prétend avoir tiré sa traduction d’un soi-disant traité composé en grec par un certain Boniface de Gérace ou Bonifacio di Calabria [2].

Pourquoi en grec quand le contexte suggèrerait le calabrais ou surtout le latin ? En vain le sous-titre de ce Libro de la merescalria de li cavalli annonce-t-il d’hypothétiques emprunts à des auteurs hellénisants : Hippocrate (Hippocrate de Cos ou Hippocrate l’hippiatre ?) et Damascène (sans doute Jean Damascène, père de l’Église du VIII e siècle). Il s’agit de la transcription en italien du livre latin bien connu de Lorenzo Rusio.

Pour comprendre la filiation des traités d’hippiatrique d’Italie du sud aux XIII e -XIV e siècles, il faut remonter à Giordano Ruffo, noble calabrais chargé de la maréchalerie de l’empereur Frédéric II de Hohenstaufen, roi de Naples et de Sicile (1194-1250). C’est à ce monarque cultivé – organisateur de l’École médicale de Salerne [3] et auteur d’un célèbre traité de fauconnerie [4] – qu’il dédia vers 1250 son De medicina equorum . Si Giordano Ruffo connaît certains hippiatres antiques, en praticien expérimenté, il cite fort peu les procédés ou les traitements d’autres auteurs [5]. Son œuvre nous est parvenue sous la forme de nombre respectable de manuscrits latins et de traductions en diverses langues d’Europe [6].

Dans ces temps où le plagiat n’avait rien de condamnable, Ruffo n’a pas manqué d’émules. On cite ainsi Teodorico Borgognoni (dont la Mulomedicina, vers 1266, s’inspire aussi de Végèce ), Pietro de’ Crescenzi (pour le chapitre hippiatrique du Ruralium commodorum opus , Bologne, 1306) et Guillaume de Villiers (avant 1456) [7]. Mais l’influence de Giordano Ruffo est surtout sensible chez Lorenzo Rusio ( Liber marescalcie, avant 1342 [8] ), dont dérive le présent Libro de la merescalria de li cavalli.

Voici les manuscrits répertoriés de ce dernier :
Manuscrits attribué à Bonifazio :

  • Londres, Brit. Mus., Add. 15097, XIVe , fol. 1-52 v (table ; dessins fol. 1-4), (vente Huzard, 1842, n° 3500).
  • Londres, Brit. Mus., Add. 15098, XVIIe (copie du précédent).
  • New York, Pierpont Morgan Library, MS M.735, (en partie en ligne).
  • Yvonne Poulle-Drieux (1966) signale la vente d’un manuscrit écrit et enluminé pour Ferdinand I er d’Aragon : Ancient, mediaeval and modern, n° 5. A catalogue of manuscripts and books (catalogue 880) , Londres : Magg, 1961, n° 60 et pl. 3.
  • Biblioteca Estense di Modena, MS it.464 : Incomenca la Practica de Maestro Bonifazio de’ morbi naturali et accidentali, segni e cure de’ cavalli tracta da libri de Ypocrate et de Damasceno

Les illustrations de l’exemplaire de Modène

De’ cavalli [MS it.464] / BONIFAZIO, XVe siècle, p.1

De’ cavalli [MS it.464] / BONIFAZIO, XVe siècle, p.12

De’ cavalli [MS it.464] / BONIFAZIO, XVe siècle, p.14

De’ cavalli [MS it.464] / BONIFAZIO, XVe siècle, p.28

De’ cavalli [MS it.464] / BONIFAZIO, XVe siècle, p.97

 

Après les rubriques – une ou deux par page – débutant chaque paragraphe, le copiste a réservé un espace libre pour l’illustrateur. Ce dernier a effectué les dessins à l’encre sur les pages 1 à 33/155. Le reste de la partie hippiatrique ne comporte que des esquisses à la mine de plomb. Une main étrangère et moins habile, profitant de cette préparation, a tenté quelques représentations de chevaux à la plume (p. 21, 22, 34-42, 48), plus récentes car conformes au style du XVIIe siècle. Le dessinateur initial ou un contemporain ont figuré (p. 29) un cheval attaqué par un loup, au simple trait d’encre.

Selon sa manière – tracé élégant, reliefs ombrés de hachures – le premier artiste a reproduit les dessins du Ms. 15097 de la British Library. La majorité représente de profil et en pied des chevaux mâles entiers, le plus souvent du côté montoir, abord naturel pour le cavalier. Certains sont vus de trois-quarts avant ou arrière. Les animaux sont à l’arrêt ou en mouvement : au pas, au trot, à l’amble, nageant ou galopant. L’environnement n’est jamais montré, pas plus que la contention des patients. Tout au plus certains progressent dans une excavation du terrain masquant l’extrémité de leurs membres. Rien ne suggère, dans l’apparence de ces chevaux, l’affection mentionnée par la rubrique, à l’exception des dessins suivants qui montrent :

  • Un cheval fiévreux, tête basse (p. 1)
  • Deux chevaux atteints de jetage , la sécrétion nasale étant symboliquement figurée (p.3 et 12).
  • La saignée à l’ars, suggérée par un jet de sang (p.19) recueilli dans un baquet (p.27).
  • L’administration nasale de potions à l’aide d’une corne (pratique ordinaire des hippiatres de l’Empire romain tardif). Une fois, le soigneur est montré juché sur une caisse pour atteindre la tête en extension (p.12) ; les autres dessins indiquent simplement la main versant le contenu du flacon.
  • L’administration par voie orale à la corne revient souvent.
  • L’administration d’un bol [9] ( ?) (p.27).
  • L’attitude de l’encolure lors d’entorse des vertèbres cervicales (p.13 et 14).
  • L’administration d’un lavement à l’aide d’une poche (p.25 et 27).
  • Le « saignement du fondement » et la fouille rectale (p.26).
  • Un palefrenier agenouillé palpant le « testicule corrompu » d’un cheval jeté à terre et vu ventralement (p.28), tandis que deux chevaux, debout, montrent une augmentation analogue du scrotum (p.29).
  • Les « rhumatismes » du genou (p.30) et du pied (fourbure, p.32), la « podagre » (sabots abîmés, p.33).
  • Quatre actes chirurgicaux :
    – p. 11 : un cheval est couché sur le dos, attitude instable sans d’indispensables « cales » omises ici, les paturons liés, tenus sans effort par un aide qui actionne un fouet à deux lanières. Tout cela semble fort loin de la réalité. L’opérateur s’apprête à utiliser deux pinces près du nez du cheval. Le texte attribue le procédé et la description des lésions – d’un laconisme obscur – à Apsyrte [10]. Les vétérinaires actuels n’observent plus dans la bouche des poulains les tuméfactions évoquées, justiciables d’un acte chirurgical. Seul le lampas ou fève, maladie imaginaire du palais, a fait jusqu’au XIX e siècle l’objet d’interventions folkloriques dérivées de la pratique médiévale que la présente illustration explicite très mal [11].
    – p. 13 : Une intervention sur le garrot.
    – p. 15 : Une insufflation de l’épaule [12].
    – p. 43 : Une esquisse de la réduction de la luxation de l’épaule à l’aide d’un avant-train de voiture [13].

À la fin de l’exemplaire de la British Library, un dessin de « cheval astrologique », emprunté à Rusio, illustre les correspondances entre les régions du corps du cheval et les signes du zodiaque, « de la même façon que sur ‘ l’homme astrologique ’, si répandu dans les manuscrits médiévaux [14]». L’artiste du manuscrit de Bologne a hélas interrompu son travail avant d’en donner sa version.
La suite est réservée à des schémas de mors.

Inachevée, l’illustration du manuscrit bolonais n’égale donc pas celle de son modèle supposé, le manuscrit 15097 de la British Library, mis de plus en couleurs [15]. Sans doute l’artiste comptait ajouter, sur les dessins de chevaux dépourvus de signes pathologiques, des détails en lien avec les prescriptions attenantes : figurations symboliques de lésions ou représentations de praticiens occupés aux soins.

Si les images répondent au luxe exigé par le commanditaire, la plupart n’améliorent guère la compréhension du texte médical. Stavros Lazaris leur attribue avec raison un rôle signalétique pour qui chercherait un passage en feuilletant le volume [16].

Le style du dessinateur, engagé pour cette entreprise de prestige destinée à la famille d’Este, se rapproche de l’École vénéto-lombarde et de celui des destriers mis en scène par Jacopo Avanzi à la basilique du Santo de Padoue ( Le storie di San Giacomo , 1376-1377). Les attitudes réalistes des chevaux tombés à terre dans ces fresques annonceraient par exemple l’illustration de la p. 28 [17].

 

François VALLAT

 

En savoir plus:

 

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[1] Le roi Charles II d’Anjou (1254-1309), roi de Naples de 1285 à 1309, aurait promu chevalier un Bonifacio et lui aurait donné le fief de Gérace (Russo Francesco, Medici e veterinari calabresi (sec. 6.-15.): ricerche storico-bibliografiche, Napoli: Tip. Laurenziana, 1962).

[2] Poulle-Drieux Yvonne, « L’Hippiatrie dans l’Occident latin du XIII e au XV e siècle » p. 9-167, 4 pl. h.t., in : Beaujouan Guy (dir.), Médecine humaine et vétérinaire à la fin du Moyen Âge , Genève, Paris : Droz, 1966 : p. 41 et pl. 1B et 3AB.

[3] Jacquart Danielle, in Grmek Mirko D., Fantini Bernardino (dir.), Histoire de la pensée médicale en Occident , t. 1 ( Antiquité et Moyen Âge ), Paris, Seuil, 1995, p. 182-185.

[4] Frédéric II de Hohenstaufen, « L’art de chasser avec les oiseaux », le traité de fauconnerie De arte venandi cum avibus, traduit, introduit et annoté par Anne Paulus et Baudouin Van Den Aabeele, Nogent-le-Roi : J. Laget, 2000.

[5] Prévot Brigitte, La science du cheval au Moyen Âge, le Traité d’hippiatrie de Jordanus Rufus , Paris : Klincksieck, 1991, p. 6 et 12-15.

[6] Giese Martina, „Die Frühen lateinischen Pferdeheilkunden des Mittelalters: Forschungbilanz und Foreschungdesiderata“, in Doyen-Higuet Anne-Marie, Van Den Aabeele Baudouin (édit.), Chevaux, chiens, faucons. L’art vétérinaire antique et médiéval à travers les sources écrites, archéologiques et iconographiques , Louvain-la-Neuve : Institut d’études médiévales de l’Université catholique de Louvain (Collection textes, études, congrès, 28 ), 2017, p. 209-250.

[7] Poulle-Drieux, loc. cit ., 1966.

[8] Ibidem , p. 40.

[9] Bol : préparation de consistance molle, roulée pour lui donner une forme ovoïde, à faire avaler en une fois.

[10] Apsyrte in : CHG, Hippiatrica Berolinensia , XX, 4.

[11] Hurtrel d’Arboval L.H., Dictionnaire de médecine, de chirurgie et d’hygiène vétérinaires , 2 e éd., t. 3, Paris : J.-B. Baillière, 1838, p. 505-508.

[12] Sephocle Louise, Gitton-Ripoll Valérie, Vallat François, « Extension et insufflation : les soins de l’épaule du cheval chez les hippiatres antiques », Bull.soc.fr.hist.méd.sc.vét., 2012, 12 , 77-206.

[13] Voir trois fig. in : Ortoleva Vincenzo, « I termini rota, strophus , mac(h)ina e la riduzione della lussazione delle spalla del cavallo », Pallas , 101 , 115-141.

[14] Poulle-Drieux, 1966, loc. cit ., p. 73.

[15] Harrison Sunny, Jordanus Rufus and the late-medieval hippiatric tradition. Animal-care practitioners and the horse , PhD mem., The University of Leeds, Institute for Medieval Studies, 2018, p. 228.

[16] Lazaris Stavros, Art et science vétérinaires à Byzance : formes et fonctions de l’image hippiatrique , Turnhout (Belgique) : Brepols, 2010 (Bibliologia 29 ).

[17] Brunori-Cianti Lia, Cianti Luca, “Il Cavallo nel medievo italiano: note iconografiche e morfologiche”, in Doyen-Higuet Anne-Marie, Van Den Aabeele Baudouin (édit.), Chevaux, chiens, faucons. L’art vétérinaire antique et médiéval à travers les sources écrites, archéologiques et iconographiques , Louvain-la-Neuve : Institut d’études médiévales de l’Université catholique de Louvain (Collection textes, études, congrès, 28 ), 2017, p. 41-62 : p. 54-55.

 

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