Giovanni Battista Tomassini et le cheval, une « obsession »
« Il y a une trentaine d’années, lors d’un voyage en Angleterre, j’ai acheté dans une librairie de Charing Cross Road un livre qui, à bien des égards, a changé ma vie : Dressage de Sylvia Loch. » L’homme qui s’exprime ainsi, italien on l’aura deviné, est entre autres activités, rédacteur en chef de la rédaction culture et spectacles du Tg3, le journal national de la troisième chaîne de la Rai.
Mais surtout Giovanni Battista Tomassini « obsédé » par le cheval, comme il le confesse, depuis sa plus tendre enfance, s’est donc passionné pour son histoire commune avec l’homme depuis la Renaissance. De ses recherches est sorti en 2013, Le opere della cavalleria. La tradizione italiana dell’arte equestre durante il Rinascimento e nei secoli successivi (Cavour Libri, 2013), un livre qui retrace l’histoire de l’équitation italienne, à travers l’étude de livres consacrés à l’art équestre. L’étude se concentre principalement sur les traités de la période de la Renaissance, mais embrasse l’ensemble de la production des auteurs italiens, jusqu’à Caprilli, c’est-à-dire jusqu’au début du XXe siècle. Le livre a également été traduit en anglais et publié en Amérique par Xenophon Press, sous le titre The Italian Tradition of Equestrian Art (2014), avec les préfaces d’Arthur Kottas-Heldenberg (ex-Obereiter de l’École espagnole de Vienne) et Joāo Pedro Rodrigues (actuel directeur de l’Escola portuguesa de arte equestre).
Un travail qui se poursuivi par l’animation d’un blog en italien et en anglais, consacré à l’histoire, la culture et les traditions de l’équitation classique.
De ces travaux à une première contribution à Caen, en décembre dernier, au colloque de La Bibliothèque Mondiale du Cheval animé par Frédéric Magnin auteur de Le traité inédit du Sieur de Lugny (1597) Une école d’équitation à la fin de la Renaissance, il n’y avait que quelques foulées que Giovanni Battista développa au travers d’une contribution remarquée sur « L’allégresse du cheval » de Giovanni de Gamboa, contemporain de Lugny et élève de Pignatelli, imprimé à Palerme en 1606. Un exposé qui attestait de la continuité et les interactions entre les traditions équestres françaises et italiennes.
C’est dire que notre passionné de chevaux ibériques et d’équitation espagnole s’annonçait déjà alors comme un animateur incontournable du colloque que La Bibliothèque Mondiale du Cheval organisera le 19 septembre à Rome, en duplex avec Paris, avec l’aide du CONI (Comité Olympique National Italien) et la FISE (Fédération italienne des sports équestres).
Il s’agira d’un « galop » retraçant l’évolution de l’équitation depuis la Renaissance, dans une suite logique et chronologique du colloque tenu sur Xénophon en 2019 à Paris, un voyage avec les écuyers-écrivains italiens du XVIe siècle (Grisone, Ferraro, Pignatelli, Fiaschi…).
Un survol permettant de « poser » les fondations du colloque, de permettre aussi aux internautes qui ne sont pas des spécialistes de comprendre le rôle, et l’importance de l’influence italienne à l’époque et pour les siècles qui suivent; un exposé à la fois, historique, géographique, social…
Pourquoi cet essor ? Comment ? Son influence sur la suite du développement de l’équitation académique, en Europe.
X.L. : Vous êtes journaliste à la Rai, Pouvez-vous nous préciser quel fut votre parcours, et aujourd’hui, vos fonctions ?
G.B.T. : Je suis rédacteur en chef de la rédaction culture et spectacles du Tg3, le journal national de la troisième chaîne de la Rai, radio et télévision publique italienne. Je coordonne le travail de huit journalistes et de trois assistants qui s’occupent de l’information culturelle, pour ce télé-journal et pour deux rubriques hebdomadaires : Tg3 – Fuorilinea, sur culture et spectacles, et Tg3 – Chi è di scena, dédiée au théâtre et aux arts performatifs.
J’ai été embauché par la Rai, après avoir passé une sélection publique, en 1997. J’ai travaillé pendant 21 ans comme journaliste parlementaire pour Rai Parlamento, la rédaction chargée de l’information parlementaire et institutionnelle. C’est un groupe spécialisé de journalistes qui traitent de sujets importants car, dans notre système constitutionnel, toute la vie publique du pays passe par le contrôle du Parlement. Étant un petit groupe, j’ai eu la chance de faire un peu de tout, à commencer par éditer les services de collègues qui travaillaient au Parlement (à l’époque on n’avait pas encore de salles d’édition dans les bureaux institutionnels, comme c’est désormais le cas), jusqu’au travail rédactionnel. Presque immédiatement (je n’étais même pas encore devenu journaliste professionnel), ma directrice de l’époque, Angela Buttiglione, a voulu que je présente le journal télévisé parlementaire. J’ai également acquis de l’expérience en tant que correspondant et en tant que commentateur de sessions parlementaires diffusées à la télévision. Comme Rai Parlamento s’occupe aussi des débats télévisés lorsqu’il y a des élections, j’en ai également dirigé beaucoup. Enfin, pendant plusieurs années, j’ai été responsable de la rédaction de Rai Parlamento près du Sénat de la République. Pendant toutes les années où j’ai été journaliste parlementaire, j’ai continué à m’occuper de culture et de recherche et j’ai publié quelques livres et divers articles dans des revues spécialisées.
J’ai commencé ma carrière en faisant de la recherche à l’Université de Rome II, Torvergata. J’ai un diplôme en littérature italienne, avec une thèse sur la narratologie. J’ai ensuite travaillé, pendant une courte période, comme traducteur de textes techniques, principalement à partir de l’anglais. Ensuite, j’ai travaillé quelques années dans une maison d’édition, la Leonardo International, qui produisait des périodiques d’entreprise et des livres précieux.
X.L. : Êtes-vous cavalier ? Si c’est le cas, parlez-nous de vos débuts (où ? quand ? comment ?) ; de cette passion pour le cheval ?
G.B.T. : Je viens d’une famille qui n’a rien à voir avec les chevaux, mais j’ai toujours eu le désir de pratiquer l’équitation. Le premier souvenir de mon enfance ce sont les affiches avec des chevaux accrochées aux murs de ma chambre. J’ai grandi près de Rome, dans la maison où je suis retourné vivre il y a quelques temps, à Grottaferrata. À l’âge de 5 ans, j’ai fait signer à mon père un contrat dans lequel il s’engageait à m’acheter un cheval quand j’atteindrais l’âge de 13 ans. Au début, ma famille était réticente à encourager ma passion (on pourrait l’appeler obsession !). L’équitation apparaissait à mes parents comme un sport trop cher et aussi dangereux. Le contrat n’a pas été honoré mais j’ai acheté ma première jument à 16 ans avec l’argent d’une bourse d’études. À quinze ans, en effet, j’avais découvert qu’il y avait un manège pas trop loin de chez moi (l’excuse que le manège le plus proche était trop loin de la maison avait été l’un des arguments opposé par mes parents à mon insistance).
À l’époque j’avais une mobylette et une camarade de classe accepta de m’accompagner dans cette étrange écurie, sur laquelle régnait, comme une bizarre prêtresse du culte équestre, une femme extraordinaire. Elle s’appelait Magda Stefanelli et était l’épouse de Benito Stefanelli, qui était l’un des meilleurs stunt-director (directeur de cascades) du cinéma italien et qui a également joué comme acteur dans tous les films de Sergio Leone. J’y ai découvert que l’équitation n’était pas forcément du snobisme de jockey-club et que je pouvais gagner l’affection de la maîtresse de maison en nettoyant les écuries et en l’aidant dans ses tâches quotidiennes. C’est elle qui m’a appris, non seulement à monter à cheval, mais que l’équitation est une façon de vivre et d’entendre la vie. J’ai passé toute ma jeunesse dans son école d’équitation, l’accompagnant partout, quand elle allait choisir un nouveau cheval à acheter. J’ai connu des nobles, qui possédaient de splendides écuries, et des brigands, qui gardaient leurs chevaux dans des taudis tout bricolés, mais toujours à la litière immaculée. Tout le monde avait un grand respect pour Magda. Pour sa grande expérience équestre et pour sa personnalité vraiment hors du commun. J’ai passé d’interminables après-midi à écouter ses histoires de vie et de travail et à étudier les détails des photos de scène des sets de Leone, dans lesquels elle, son mari et son fils Marco avaient travaillés dans des films qui ont fait l’histoire du cinéma, en particulier Le bon, la brute et le truand, mais aussi de Pour une poignée de dollars et Il était une fois la révolution ( Giù la testa ! )…
Quand j’étais un peu plus âgé, j’ai aussi fréquenté l’écurie de Fabrizio Mai à Capalbio, en Toscane. Lui aussi était un homme de cheval vraiment hors du commun, qui m’a pris en grâce, appréciant ma passion et ma formation dans l’école d’une femme de chevaux à l’ancienne. Je l’aimais comme un grand frère et il m’aimait aussi. Lui aussi était une personne dotée d’un charisme particulier pour les animaux et les gens. Dans son écurie vous pouviez rencontrer les personnages de la jet-set qui fréquentaient la côte toscane et le buttero qui, plein de fierté, venait lui montrer le poulain qu’il était en train de dresser. Fabrizio traitait tout le monde avec le même respect, avec la même hospitalité franche et un peu rude. C’était un homme généreux, fort comme un taureau, à qui je ne l’ai jamais entendu élever la voix vers un cheval.
X.L. : Et cette passion pour l’équitation andalouse ?
G.B.T. : C’est Magda, avec ses fabuleux récits de ses expériences en Espagne, qui m’a transmis la passion des chevaux ibériques. Dès que je suis devenu majeur, je suis parti. En Espagne, j’ai découvert la Real Escuela Andaluza de Arte Equestre, que j’ai visitée pour la première fois me faisant passer pour un journaliste, avec l’accréditation de presse que m’avait procuré un ami basque.
Puis, il y a une trentaine d’années, lors d’un voyage en Angleterre, j’ai acheté dans une librairie de Charing Cross Road un livre qui, à bien des égards, a changé ma vie : Dressage de Sylvia Loch. En le feuilletant, j’ai découvert deux choses : la première est qu’il existait une tradition très ancienne et importante de livres consacrés à l’équitation et que mon pays avait joué un rôle important dans ce domaine dans le passé ; la seconde, c’est que dans les jardins du Palais de Queluz, au Portugal, se produisaient des chevaliers vêtus d’élégants habits du XVIIIe siècle, montés sur de splendides étalons Alter Real.
J’ai commencé à faire des recherches dans les bibliothèques et j’ai découvert le trésor des traités équestres. Puis, je suis parti au Portugal. Cependant, quand je suis arrivé à Queluz, je n’ai pas trouvé les chevaux. À cette époque, le premier noyau de ce qui allait devenir l’Escola Portuguesa de Arte Equestre, était en fait toujours basé au Jockey Club de Lisbonne. Je n’ai pas pu les trouver, mais à Lisbonne, j’ai acheté l’édition Crépin-Leblond des œuvres complètes de Nuno Oliveira. Cela fait longtemps, mais depuis douze ans, je vais chaque année au Portugal pour prendre des leçons auprès de certains des chevaliers de l’Escola et, avec beaucoup d’entre eux, une belle amitié est née.
Parmi mes instructeurs au Portugal, il y a aussi Jenny Almeida, anglaise d’origine et épouse de Rui, l’un des cavaliers les plus expérimentés de l’Escola. Jenny n’est pas seulement une Amazone redoutable et une enseignante passionnée, elle a aussi un talent extraordinaire pour trouver le bon cheval pour ses élèves. Avec son aide, il y a un peu moins de deux ans, j’ai acheté un poulain lusitanien, issu du prestigieux élevage du Marquis Graçiosa, le regretté ex-directeur de l’Escola Portuguesa. Depuis lors, je le dresse en Italie, avec l’aide d’un ami, qui est un talentueux cavalier professionnel : Gianluca Coppetta.
X.L. : Quels furent vos premiers travaux, premières publications ?
G.B.T. : Comme je l’ai mentionné, ma carrière a commencé par des recherches dans le domaine littéraire. En 1991, j’ai publié un livre, Il racconto nel racconto, consacré à l’étude des œuvres littéraires dans lesquelles un récit en contient d’autres, racontées par les personnages ou insérées dans la ligne narrative principale avec d’autres expédients, comme cela se produit dans les Decameron, dans les Mille et une nuit, ou dans l’ Odyssée. Au cours de ces études, je me suis passionné pour la figure de Jan Potocki, un noble polonais, qui a vécu entre les XVIIIe et XIXe siècles, auteur du Manuscrit trouvé à Saragosse. En plus d’être un brillant écrivain d’histoires fantastiques, Potocki était un érudit et un voyageur, et j’ai traduit (du français) et publié son Voyage dans les steppes d’Astrakhan et du Caucase (1996). Puis ma carrière a pris une autre direction. Quelques années plus tard, j’ai collaboré avec un groupe de photographes qui avaient réalisé une série de splendides reportages photo sur certains des trains les plus extraordinaires du monde ( I treni delle meraviglie, 2002).
Dans les années suivantes, je me suis consacré à l’étude des traités équestres, envisageant de combiner enfin les deux grandes passions de ma vie : les livres et les chevaux. En 2013, j’ai publié Le opere della cavalleria. La tradizione italiana dell’arte equestre durante il Rinascimento e nei secoli successivi (Cavour Libri, 2013), un livre qui retrace l’histoire de l’équitation italienne, à travers l’étude de livres consacrés à l’art équestre par des auteurs italiens. L’étude se concentre principalement sur les traités de la période de la Renaissance, mais embrasse l’ensemble de la production des auteurs italiens, jusqu’à Caprilli, c’est-à-dire jusqu’au début du XXe siècle. Le livre a également été traduit en anglais et publié en Amérique par Xenophon Press, sous le titre The Italian Tradition of Equestrian Art (2014), avec les préfaces d’Arthur Kottas -Heldenberg (ex-Obereiter de l’École d’Espagnol de Vienne) et Joāo Pedro Rodrigues (actuel directeur de l’Escola Portuguesa de Arte Equestre).
Au cours des trois dernières années, j’ai donné naissance, avec un jeune ami, Luciano Ruiu, à une petite maison d’édition spécialisée dans le secteur équestre : More than a Horse. L’initiative est née d’un groupe de discussion sur les réseaux sociaux dédié à la littérature équestre, créé par Luciano, auquel il m’a gentiment invité à participer. En peu de temps, le groupe grandit rapidement, témoignant de l’intérêt d’une niche de lecteurs passionnés, qui expriment la difficulté de trouver des textes équestres sur le marché italien. Nous avons commencé par publier une nouvelle édition italienne des œuvres complètes de Nuno Oliveira, dont j’ai assuré la traduction et l’édition et dont le quatrième et dernier volume est sur le point de sortir. Nous avons également publié un texte sur un sujet éthologique de Maria Franchini (L’intelligenza dei cavalli, 2020) et une nouvelle édition du beau roman de Patrizia Carrano, L’ostacolo dei sogni, (2021), qui raconte le record d’Osoppo, monté par le capitaine Gutierrez, au concours de Piazza di Siena, en 1938.
X.L. : Vous animez un blog. Quelle est son adresse ? Quelles en sont les thématiques ?
G.B.T. : Depuis 2013, j’ai poursuivi mes études sur la tradition équestre en publiant des articles dans un blog, en italien et en anglais, consacré à l’histoire, la culture et les traditions de l’équitation classique. Les articles sont consacrés à divers sujets, principalement d’intérêt historique, mais aussi des critiques de livres et des comptes rendus d’événements liés à la culture équestre.
Malheureusement, mes engagements professionnels et l’activité de la maison d’édition m’ont un peu distrait ces derniers temps de mes études historiques et de la publication de nouveaux articles.
X.L. : Parlez-nous des fonds de bibliothèques (publics et privés) consacrés au cheval, en Italie. Où se trouvent-ils ? Quels sont les plus importants ? Quelles sont leurs caractéristiques ?
G.B.T. : Malheureusement, malgré son très important héritage dans la culture équestre mondiale, l’Italie ne tient pas ce secteur en haute estime et il existe très peu de fonds des bibliothèques publiques spécifiquement dédiés aux chevaux et à l’équitation.
La collection la plus importante est certainement celle que possède la Bibliothèque du Palais du Quirinal, siège actuel de la Présidence de la République italienne. Dans ce merveilleux palais, qui fut la résidence des Papes puis des Rois d’Italie, furent réunies les collections de livres rassemblées par le Grand Écuyer du Roi. Le fonds équestre comprend environ 500 volumes, dont le catalogue peut être consulté en PDF sur le site du Quirinal. Cet authentique trésor attira l’intérêt du premier président de la République italienne Luigi Einaudi, fin intellectuel. Il s’intéressa à la Bibliothèque, mais n’ayant aucune compétence en matière équestre, il ordonna qu’elle soit seulement mise en ordre. Le catalogue a été établi par Raoul Antonelli.
En 2008, le président Giorgio Napolitano a promu la réorganisation de la Bibliothèque du Quirinal, qui, outre les collections historiques, possède un important secteur d’études juridiques et de droit constitutionnel, en soutien aux activités institutionnelles liées à l’exercice des fonctions présidentielles. En novembre 2010, le nouveau siège a été inauguré. On peut le visiter sur rendez-vous.
Dans les bibliothèques italiennes, il existe de nombreux livres et, qui sait combien de manuscrits, consacrés à l’art équestre et vétérinaire mais, à ma connaissance, il n’existe pas de collections spécifiques, à part le Fonds Maestrini, conservé à la Bibliothèque centralisée de médecine vétérinaire Giovanni Battista Ercolani, de l’Université de Bologne. Les œuvres de cette collection ne sont pas nombreuses, mais elles ont été numérisées et sont accessibles en ligne.
L’Italie a évidemment une politique d’acquisitions et, surtout, elle possède un immense patrimoine de livres, mais la pénurie des ressources économiques et la rareté de l’attention portée à la culture équestre font qu’il n’y a pas de
projets spécifiques de valorisation de cet important « trésor ».
Heureusement, aujourd’hui, grâce aux vastes campagnes de numérisation des fonds des bibliothèques, comme celle menée depuis des années par Google, une grande partie des ouvrages imprimés publiés sur des sujets équestres par des auteurs italiens sont désormais accessibles en ligne. Malheureusement, les institutions italiennes sont encore loin derrière sur ce front et, pour mes études, j’ai pu consulter la plupart de ces ouvrages sur des sites étrangers. Pour un passionné comme moi, un site comme celui de la Bibliothèque Mondiale du Cheval représente un véritable paradis !
Je connais l’existence de collections privées en Italie, comme celle qui a été constituée par feu Lucio Lami et qui a été vendue par les héritiers, ou celle de mon ami Mario Gennero, mais elles restent l’apanage exclusif des heureux propriétaires.
Évidemment, j’ai moi aussi un certain nombre de livres consacrés à l’équitation, mais je ne collectionne pas les ouvrages anciens, ni ne possède de pièces particulièrement rares. J’ai toujours cultivé le culte des livres, mais je les ai toujours considérés comme des outils de travail. Aujourd’hui, les traités d’équitation d’autrefois sont tous, ou presque, accessibles en ligne et ceux que j’ai lus et étudiés sont stockés sur le disque dur (en fait dans le cloud) de mon ordinateur.
X.L. : En 10 livres, pourriez-vous nous « brosser » un rapide tableau de l’évolution de l’art équestre et de la diffusion de celui-ci de la Renaissance à aujourd’hui ?
G.B.T. : Il est difficile de donner une réponse concise à une question à laquelle j’ai tenté de répondre en écrivant un livre de près de 300 pages ! Essayons.
1550 : Federico Grisone, gentilhomme napolitain, publie Gli ordini di cavalcare. C’est le premier livre imprimé consacré à l’art de dresser les chevaux pour l’usage de la guerre. Le livre fut un grand succès. En un siècle environ, il y a eu d’innombrables éditions et traductions. Il est considéré comme l’acte de naissance des traités équestres modernes.
1556 : Cesare Fiaschi, noble de Ferrare, publie à Bologne son Trattato dell’imbrigliare, atteggiare e ferrare cavalli. C’est un ouvrage très intéressant, car il fixe le canon des exercices d’école de la Renaissance, décrivant les manèges ( maneggi ), c’est-à-dire les différentes manières dont s’exécutaient ce que, le terme français, désigne maintenant comme passade (c’est-à-dire une charge rectiligne à la fin de laquelle on tourne rapidement le cheval pour revenir charger sur la même ligne) et les sauts d’école (qu’on appelle aujourd’hui, avec la définition du XVIIIe siècle, airs relevés ). C’est un livre très original, dans lequel, pour exprimer le rythme correct d’exécution des sauts, le dessin de l’exercice est associé à une partition musicale avec une mélodie que le cavalier devait chanter, pour se donner le tempo. Elle est aussi remarquable car elle consacre une partie à la maréchalerie, dans la conviction que le bon cavalier doit connaître toutes les facettes de l’art équestre.
1610 : Salomon de la Broue publie l’édition définitive de son Le Cavalerice François (la première date de 1593). En plus d’être le premier traité publié par un auteur français, ce texte, dont l’auteur fut l’élève de Giovan Battista Pignatelli à Naples, représente le passage de témoin entre les écoles italienne et française.
1625 : Le traité d’ Antoine de Pluvinel, L’instruction du Roy en l’exercice de monter à cheval, est publié. Pluvinel avait également été élève de Pignatelli et dans son œuvre il rend hommage à son maitre italien. Orné de magnifiques illustrations, ce livre marque l’affirmation définitive de l’hégémonie de l’école française.
1657 : William Cavendish, duc de Newcastle, imprime sa Méthode et invention nouvelle de dresser les chevaux, également enrichie de splendides illustrations, qui montre une évolution des techniques et l’introduction d’exercices plus modernes.
1723 : Niccolò Rosselmini, chambellan du Grand-Duc de Toscane, surintendant des haras grand-ducales de San Rossore et directeur de manège de Sienne, publie un livre dans lequel il conteste le dogme typique de l’équitation de la Renaissance selon laquelle, pour garantir la mobilité du cheval, celui-ci doit être dressé à porter le poids sur l’arrière-main. Partant de l’observation des mouvements de la « machine équine », Rosselmini arrive à la conclusion que le cheval supporte le poids avec l’avant-main, tout en attribuant la fonction de régulation de l’action du corps à l’arrière-main. Bien qu’absconse, sa théorie montre un intérêt embryonnaire pour l’étude de la biomécanique et de l’équilibre du cheval, qui trouvera son accomplissement, environ deux siècles plus tard, dans le « système d’équitation naturelle » de Caprilli.
1733 : François Robichon de la Guérinière publie l’ École de cavalerie, qui est encore considéré comme la Bible de l’équitation classique. Le dressage du cheval est présenté comme un programme de gymnastique rationnelle et l’exercice de l’épaule en dédain est codifié.
1805 : l’édition définitive des Elementi di cavallerizza du comte de Brescia Federico Mazzucchelli est publiée à titre posthume (une édition précédente était parue en 1802, avec le titre de Scuola equestre ). Vaste et passionnant ouvrage, avec de belles planches d’après des dessins de Basilio Lasinio, elle est aussi intéressante car elle témoigne de l’adoption du trot relevé, introduit par les Anglais, pour s’adapter aux allures plus larges et plus nerveuses des chevaux pur-sang.
1842 : François Baucher publie sa Méthode d’équitation basée sur de nouveaux principes. Je ne me permets pas d’expliquer aux lecteurs français l’importance fondamentale de ce livre et de la méthode que son auteur a illustrée puis retravaillée dans sa fameuse deuxième manière. Ils la connaissent mieux que moi. Je me bornerai à dire que, tout en suscitant de féroces polémiques, ce livre fondamental, qui place la légèreté comme fondement de l’équitation d’école, est un ouvrage d’une importance capitale, qui a eu et a encore une grande influence.
1886 : Gustave Steinbrecht publie son Das Gymnasium des Pferdes, un ouvrage qui, bien que pénalisé par un style pas exactement brillant, représente un exposé très clair d’une méthode de dressage selon les principes classiques et est l’une des plus importants expressions de l’école allemande d’équitation.
Enfin, au début du XXe siècle, Federico Caprilli expose son système d’équitation naturel dans quelques articles. Basé sur l’observation de la biomécanique du cheval en liberté, Caprilli développe une nouvelle et révolutionnaire façon de concevoir l’équitation, qui vise à seconder l’équilibre naturel du cheval, et pose les bases de la technique moderne du saut d’obstacles. Malheureusement, il meurt avant d’avoir pu écrire un ouvrage qui expose systématiquement sa méthode. Ses écrits et sa biographie sont rassemblés dans le volume de Carlo Giubbilei, Federico Caprilli. Vita e scritti (récemment réédité par Daniele Tinti, pour les Edizioni Erasmo, 2021).
Je me rends compte qu’il s’agit d’une sélection très partielle et arbitraire, mais ceux-ci me semblent être les dix (en fait 11) livres à retenir, pour suivre l’évolution de l’art équestre de la période de la Renaissance jusqu’au moins au XXe siècle.
X.L. : Des ouvrages qui vous sont plus chers que d’autres ? Pourquoi ?
G.B.T. : L’un des livres que j’aime le plus parmi les textes anciens que j’ai étudiés est Il cavallarizzo de Claudio Corte, dont la première édition a été publiée à Venise, en 1562. Bien qu’il ne présente pas une originalité particulière d’un point de vue technique, c’est probablement le traité avec le style littéraire le plus enlevé, parmi ceux publiés à l’époque de la Renaissance. Sa particularité consiste surtout dans l’intention déclaré d’affirmer, sur le modèle du Livre du courtisan de Baldassare Castiglione, la figure du cavallerizzo, c’est-à-dire de l’écuyer, comme figure sociale, aux traits distinctifs spécifiques. À une époque où la culture humaniste italienne s’attache à codifier la transformation de l’homme médiéval en moderne gentilhomme, Corte a l’ambition d’attribuer un rôle spécifique à l’écuyer au sein d’une société en mutation. Il le fait en faisant preuve d’une maîtrise remarquable de ses moyens d’expression, consacrant une partie de son traité à ce thème, sous forme de dialogue.
Un livre moderne que j’ai beaucoup aimé est La main du Maître de Patrice Franchet d’Espèrey, dans lequel l’auteur parvient, avec une grande clarté, à fusionner, dans un récit convaincant, un aperçu très large et documenté sur le thème de la transmission du savoir équestre, en un hommage affectueux à son maître, René Bacharach. C’est un beau livre qui alterne la discussion savante avec le mémoire de sa propre formation équestre. J’avoue que ce fut pour moi une grande émotion de rencontrer l’auteur lors du colloque organisé par la Bibliothèque Mondiale du Cheval, en décembre dernier à Caen, à propos du beau livre de Frédéric Magnin sur le traité du seigneur de Lugny.
X.L. : La Bibliothèque Mondiale du Cheval organisera le 19 septembre prochain, au lendemain du Championnat du Monde de Concours Complet à Pratoni del Vivaro, son colloque annuel à Rome au siège du CONI et avec le soutien de la FISE, en duplex avec Paris. Que pensez-vous de cette initiative ? Qu’en attendre ?
G.B.T. : Cela me semble être une formidable opportunité et je suis ravi qu’elle se tienne en Italie, où les rencontres de ce type sont très rares. Je suis également très satisfait de la collaboration entre les institutions françaises et italiennes et j’espère qu’elle stimulera d’autres initiatives futures. Je suis convaincu qu’il s’agit d’un premier pas important pour promouvoir une plus grande prise de conscience de l’importance de la culture équestre dans mon pays, tant d’un point de vue purement culturel, que pour la promotion et la diffusion des sports équestres.
X.L. : La thématique principale sous-jacente à toutes les interventions, en sera le bien-être du cheval au fil de l’évolution des pratiques équestres en Italie depuis la Renaissance ? Qu’en dire à priori ?
G.B.T. : C’est une question très importante, sur laquelle l’attention de l’opinion publique et des professionnels se porte aujourd’hui à juste titre. C’est une question qui, à certains égards, était déjà présente dans les discussions théoriques des auteurs des traités équestres, depuis la Renaissance. Je crois pourtant qu’il n’y a pas de pire idiotie que de prétendre assimiler notre sensibilité d’hommes du XXIe siècle à celle des époques passées, où elle était bien différente. Il est clair qu’à une époque où l’on croyait, comme l’écrit Grisone, que le cheval était « créé par Dieu pour servir et se conformer à la volonté de l’homme », le souci du bien-être des animaux se faisait sentir d’une toute autre manière que nous la concevons désormais. Les traités d’équitation nous montrent comment la plupart des écuyers ont toujours su que ce n’est pas par la contrainte que l’on peut obtenir la collaboration, l’obéissance et la pleine fonctionnalité des chevaux. Cependant, il est également vrai que dans le quatrième livre de son traité, Grisone fait l’éloge des coups de bâtons (tout en ajoutant que l’homme prudent ne doit pas recourir à des châtiments sévères). Bref, c’est une question complexe et je crois que la tâche de l’historiographie est d’essayer de placer les informations dans leur juste contexte, sans édulcorer les données historiques, pour les rendre plus agréables à la sensibilité contemporaine.
Il faut dire aussi que, depuis le XVIe siècle, le thème de la brutalité vraie ou présumée, de tel ou tel écuyer, cavalier, de telle ou telle école, a été utilisé par certains auteurs (comme cela arrive malheureusement encore aujourd’hui) pour discréditer leurs concurrents, dans un marché où la concurrence pour la quête des clients et des charges auprès des cours de toute l’Europe était très féroce. Je pense donc qu’il est important d’approfondir ces questions, mais qu’il faut le faire avec la conscience de la distance culturelle qui sépare notre vision de celle des auteurs du passé.
X.L. : Vous interviendrez personnellement lors de ce colloque pour détailler l’apport des écuyers-écrivains du XVIe siècle. Brièvement, sur qui et quoi allez-vous insister ?
G.B.T. : Mon intention est avant tout d’approfondir les raisons historiques, politiques, sociales et culturelles qui ont conduit à la floraison des traités équestres dans l’Italie du XVIe siècle. Quand on pense à la Renaissance, on pense à la redécouverte de la culture classique à travers l’œuvre des humanistes, à l’épanouissement des arts, de la littérature et de l’architecture, mais on néglige ce que des savants bien plus important que moi ont mis en évidence, c’est-à-dire que la Renaissance a été un effort gigantesque pour élaborer une nouvelle façon d’être au monde, une révolution culturelle qui voulait transformer l’homme médiéval en homme moderne. Cependant, un fait auquel de nombreux spécialistes ont échappé est qu’à une époque où le cheval avait une valeur symbolique si importante (même supérieure à sa valeur pratique dans le domaine militaire), l’équitation avait un rôle important, je dirais très important, justement dans le développement de nouveaux modèles de comportement.
Je tenterai donc de dresser un tableau synthétique de la production de traités d’auteurs italiens et de mettre en évidence combien leur enseignement a exercé une profonde influence sur la culture équestre européenne. En particulier, je tenterai alors de mettre en évidence les relations d’échanges réciproques avec la culture équestre française, qui s’affirmera comme hégémonique aux XVIIe et XVIIIe siècles.
X.L. : L’avenir du cheval…
Pensez-vous (et vous voudrez bien excuser mon optimisme !), que sa pratique, son existence, aura encore un sens dans nos sociétés de plus en plus urbaines, numériques et virtuelles ?
G.B.T. : Je pense, bien sûr, que oui. Bien que menacés par des raisons économiques, par des rythmes de vie de plus en plus « non naturels », ainsi que par un malentendu animaliste qui (dans ses formes les plus extrêmes et les plus vulgaires) considère l’équitation comme une forme d’exploitation de l’animal, je crois que ces merveilleux êtres vivants que sont les chevaux continueront d’exercer leur charme millénaire sur des millions de passionnés à travers le monde. Je suis sûr que beaucoup de gens continueront d’aimer la générosité, la sensibilité des chevaux, ainsi que leur capacité à nourrir le désir humain d’une vie pleine, au contact de la nature.
X.L. : Quel rôle les bibliothèques, les musées, les expositions peuvent-ils éventuellement jouer, sur ce plan ?
G.B.T. : Je crois que l’étude et la diffusion de la culture équestre jouent un rôle fondamental, non seulement pour la compréhension de notre histoire, mais aussi pour la promotion des sports équestres et d’une équitation plus correcte et consciente. Malgré les lieux communs, je suis convaincu qu’il y a un grand intérêt de la part du public, aussi parce que ce domaine offre à de nombreuses personnes une opportunité supplémentaire de vivre leur passion pour les chevaux. Le patrimoine des bibliothèques, des musées, la capacité de diffusion des expositions ont un potentiel énorme. Cependant, la sensibilité des institutions est nécessaire pour l’améliorer. Je pense donc qu’il appartient à tous ceux qui se soucient de l’avenir du cheval et de l’équitation, de s’engager à stimuler les institutions publiques et privées à tous les niveaux. Trop longtemps, les connaisseurs du sujet se sont enfermés dans les cercles étroits des experts. Nous avons tous la tâche de faire comprendre aux décideurs politiques le potentiel social et culturel des pratiques équestres et pour cela nous devons abandonner tout snobisme et parler un langage clair pour tous. Je crois que des institutions telles que la Bibliothèque Mondiale du Cheval et des initiatives telles que la conférence qui se tiendra en septembre peuvent donner une impulsion très importante, qui profitera à l’ensemble du mouvement équestre.