Chapitre V
Les allures étudiées par la méthode graphique
- Difficulté de l’étude des allures du cheval par l’observation. —
- Importance d’une méthode expérimentale et d’une représentation graphique de ces allures. —
- Travaux de M. le professeur Marey. —
- Notations des allures de l’homme et des animaux. —
- But de noire planche des allures et des attitudes du cheval. —
- Représentation des allures, au moyen du zootrope par M. le professeur Mathias Duval. —
- Photographies instantanées.
Soit qu’il examine les changements de forme produits dans l’ensemble du cheval par les déplacements des membres, soit qu’il écoute les bruits successifs causés par les battues de ces membres, l’observateur qui cherche à représenter les allures est exposé à des erreurs nombreuses, dues à l’imperfection de ses moyens d’investigation.
Que de difficultés n’éprouvera-t-il pas, lorsqu’il voudra examiner la succession des différentes phases du pas ou du galop ?
Des appareils enregistrant ces allures sont un contrôle sûr des phénomènes de la locomotion, car ils permettent de les noter, comme sur une portée musicale, par des lignes plus ou moins longues et des intervalles ou silences représentant, les unes, les appuis et leur durée, les autres, les instants pendant lesquels le corps est soulevé de terre.
M. le professeur Marey, au moyen d’appareils très ingénieux, a réalisé cette notation qui a gardé son nom.
Une pelote creuse, de substance compressible, placée sous chaque pied du cheval (fig. 84), se déprime toutes les fois qu’un de ces pieds p. 151appuie sur le sol ; l’air qui y est contenu en est chassé, et passe, par des tubes de transmission, dans les appareils enregistreurs portés par le cavalier ; quand le pied se relève, la pelote reprend sa forme primitive, et l’air, qui en avait été expulsé, la remplit de nouveau.
Fig. 84.— Appareil explorateur de la pression du sabot du cheval sur le sol.
Un stylet, oscillant sous l’influence de ces déplacements de l’air renfermé dans l’appareil, trace sur un cylindre noirci, animé d’un mouvement de rotation régulier, des lignes ascendantes pour les appuis des pieds, descendantes lorsque ces pieds sont soulevés et qu’ils ne pressent plus le sol.
Fig. 85 — Tracé des appuis et soutiens des deux pieds dans la marche ordinaire. La ligne pleine indique le pied droit (D) et la ligne ponctuée le pied gauche (G).
Nous empruntons à l’ouvrage de M. le professeur Marey un des tracés qu’il contient (fig. 85 ; mais, pour rendre la démonstration plus simple, nous prenons celui d’une des allures de l’homme1 . ,
p. 152Les tracés des allures de l’homme et du cheval sont obtenus par des instruments dont le principe est le même. Le marcheur porte des Chaussures (fig. 86), sous lesquelles se trouve une pelote creuse, qui se déprime sous l’influence de la pression des pieds.
Fig. 86.— Chaussure exploratrice destinée à signaler la pression du pied sur le sol.
Fig. 87. — Coureur muni des appareils explorateurs et enregistreurs des diverses allures.
La figure 87 représente un coureur muni des appareils dont nous parlons plus haut ; il tient de la main droite l’appareil enregistreur, et de la main gauche une boule de caoutchouc, destinée, lorsqu’on la presse, p. 153à rapprocher le stylet du cylindre ; il s’en éloigne au contraire lorsque la pression cesse.
Voici un autre tracé se rapportant à la course de l’homme ; momentanément ne tenons pas compte de la ligne onduleuse O, nous verrons bientôt à quoi elle correspond.
Fig. 88.— Tracé de la course de l’homme. D, appuis et levés du pied droit ; G, appuis et levés du pied gauche.
Au-dessous de la figure précédente tirons deux lignes horizontales 1, 2, fig. 89. Du commencement de la courbe ascendante d’une foulée du pied droit, abaissons jusque sur ces deux horizontales, une perpendiculaire a ; cette ligne déterminera le début de l’appui du pied droit. Une perpendiculaire b, descendant de la fin de la courbe, déterminera la fin de l’appui de ce pied. Entre ces deux points, traçons une forte ligne blanche ; elle exprimera, par sa longueur, la durée de la période d’appui du pied droit.
Fig. 89.— Notation d’un tracé de la course de l’homme.
Une construction semblable faite sur la ligne n° 1, donnera la notation de l’appui du pied gauche. On a teinté par des hachures les notations du pied gauche, afin d’éviter toute confusion.
p. 154S’il existe un intervalle entre deux courbes ascendantes, cet intervalle correspond au temps où il n’y a pas d’appui, où le corps est soulevé.
On peut comparer ceci à une véritable notation musicale ; sur les horizontales 1 et 2 figurant la portée, les appuis sont indiqués par des lignes (notes) dont la longueur représente leur durée (rondes, blanches, noires, etc.) ; les silences sont les instants pendant lesquels les pieds, ne touchant pas le sol, ne font entendre aucune battue.
Les détails que nous venons de donner s’appliquent à l’homme, et, dans l’étude de ses différentes allures, on trouve l’explication simplifiée de la marche du cheval ; c’est pourquoi nous étudierons plus loin, rapidement, les allures bipèdes.
C’est en examinant ces notations de M. le professeur Marey que l’idée nous est venue de représenter les allures, au moyen d’un cheval dont les membres sont articulés.
Ces articulations permettent de placer les pieds sur des traces correspondantes et fixes.
Il nous a semblé que ces notations graphiques exigeaient, pour être utiles aux artistes en particulier, une étude préalable, une sorte d’initiation, et nous avons pensé la faciliter en imaginant une disposition figurative qui, étant donnée la position d’un membre à une période quelconque d’une allure, permît de retrouver instantanément la position des trois autres membres pour cette même période ; c’est, on le voit, une sorte de barême ou compte-fait de la concordance des membres pour n’importe quelle phase des allures.
Notre maître, M. le professeur Mathias Duval, a entrepris déjà de faire, pour la marche de l’homme et du cheval, une série de tableaux d’un autre genre qui, vus au zootrope, produisent une illusion des plus frappantes. Voici la disposition qu’il a employée pour le cheval.
Ayant dessiné d’abord une série de figures du cheval prises aux divers instants d’un pas de l’amble, et ces figures correspondant à seize instants de cette allure, il place dans l’instrument la bande de papier qui porte cette série d’images et obtient l’apparence d’un cheval qui marche l’amble.
Or, nous verrons plus tard que les autres allures (pas, trot) peuvent p. 155être considérées comme dérivant de l’amble avec une anticipation plus ou moins grande de l’action des membres postérieurs.
Cette anticipation est réalisée par M. Mathias Duval, de la manière suivante :
Chaque planche sur laquelle est dessinée la série des images du cheval à l’amble est formée de deux feuilles superposées. Celle du dessus est fenêtrée de façon que chacun des chevaux se trouve dessiné à moitié sur cette feuille et à moitié sur celle qui est placée au-dessous.
L’arrière-main (partie postérieure du corps et membres postérieurs), par exemple, étant dessinée sur la feuille du dessus, l’avant-main (partie antérieure du corps et membres antérieurs) est dessinée sur la feuille du dessous et est visible par la fenêtre taillée dans la feuille supérieure.
En faisant glisser la feuille supérieure de l’intervalle qui sépare deux figures du cheval, on aura une série d’images dans lesquelles l’avant-main sera en retard d’un temps sur l’arrière-main. On reproduira ainsi, sous forme de figures, la série des positions successives d’un pas de l’amble rompu. Si ce glissement est d’un plus grand nombre de degrés on aura la série des attitudes du cheval dans la marche au pas. Un glissement plus grand encore donnera la série des attitudes dans le trot.
Cette représentation a l’avantage de faire dériver d’une allure simple les allures plus compliquées. Nous souhaitons que M. Mathias Duval, donnant suite à son idée, publie ses planches qui seront d’un grand intérêt pour les artistes s’occupant de la représentation du cheval.
Parmi les moyens employés pour la reproduction des allures de l’homme et des animaux, la photographie instantanée est un de ceux qui donnent aussi des résultats indiscutables comme exactitude. M. Muybridge en a publié qui ont rendu aux artistes de réels services pour la représentation de ces allures.
M. le colonel Duhousset, dont le nom fait autorité pour toutes les questions se rapportant au cheval, a utilisé ces photographies de M. Muybridge en les espaçant convenablement et les soumettant à l’épreuve du zootrope.
M. le professeur Marey vient de présenter à l’Académie des Sciences une p. 156note sur une nouvelle application de la photographie à ces études ; il a bien voulu nous autoriser à reproduire quelques unes des épreuves qu’il a obtenues. Nous ne pouvons mieux faire que d’accompagner ces reproductions (fig. 90 et 91) de la communication à laquelle elles ont donné lieu2 .
« L’admirable méthode inaugurée par M. Muybridge, et qui consiste à employer la photographie instantanée pour l’analyse des mouvements de l’homme ou des animaux, laissait encore au physiologiste une tâche difficile : il fallait comparer les unes aux autres des images successives dont chacune représente une attitude différente, et classer ces images en série d’après la position dans le temps et dans l’espace qui correspond chacune d’elles.
« Admettons que rien n’ait été négligé dans l’expérience : que, d’une part, des points de repère que la photographie devra reproduire aient été disposés sur le chemin parcouru par l’animal, de manière à permettre d’estimer à tout instant la position qu’il occupe dans l’espace et que, d’autre part, l’instant auquel chaque image a été prise soit déterminé, comme il arrive pour des photographies faites à des intervalles égaux. Toutes ces précautions prises, il faut encore, pour tirer des figures le sens qu’elles renferment, les superposer, par la pensée ou effectivement, les unes aux autres, de manière à couvrir une bande de papier correspondant au chemin parcouru, par une série d’images imbriquées dont chacune exprime la position que le corps et les membres occupaient dans l’espace à chacun des instants considérés.
» De telles représentations donnent naissance à des figures semblables à celles dont les frères Weber ont introduit l’usage pour expliquer théoriquement la marche de l’homme3 . On voit dans leurs ouvrages une série de silhouettes d’hommes, teintées de hachures d’intensités décroissantes et imbriquées de manière à représenter les déplacements successifs des jambes, des bras, du tronc et de la tête aux différentes phases d’un pas.
» Ce mode de représentation est le plus saisissant qu’on ait encore trouvé jusqu’ici ; il a été adopté dans la plupart des traités classiques.
p. 157Or il m’a paru, et l’expérience vient de confirmer cette prévision, qu’on pouvait demander à la photographie des figures de ce genre, c’est-à-dire réunir sur une même plaque une série d’images successives représentant les différentes positions qu’un être vivant, cheminant à une allure quelconque, a occupées dans l’espace à une série d’instants connus.
Fig. 90.— Calque d’une photographie de la marche de l’homme.
Fig. 91.— Calque d’une photographie de la course de l’homme.
» Supposons, en effet, qu’un appareil photographique soit braqué p. 158sur le chemin que parcourt un marcheur et que nous prenions une première image en un temps très court. Si la plaque conservait sa sensibilité, nous pourrions, au bout d’un instant, prendre une autre image qui montrerait le marcheur dans une autre attitude et dans un autre lieu de l’espace ; cette deuxième image, comparée à la première, indiquerait exactement tous les déplacements qui s’étaient effectués à ce second instant. En multipliant ainsi les images à des intervalles très courts, on obtiendrait, avec une authenticité parfaite, la succession des phases de la locomotion.
» Or, pour conserver à la glace photographique la sensibilité nécessaire pour des impressions successives, il faut qu’au devant de l’appareil règne une obscurité absolue et que l’homme ou l’animal qui passe se détache en blanc sur un fond noir.
» Mais les corps les plus noirs, quand ils sont fortement éclairés, réfléchissent encore beaucoup de rayons actiniques ; j’ai recouru, pour avoir un champ d’un noir absolu, au moyen indiqué par M. Chevreul ; mon écran est une cavité dont les parois sont noires. Un homme, entièrement vêtu de blanc et vivement éclairé par le soleil, marche, court ou saute pendant que l’appareil photographique, muni d’un obturateur à rotation plus ou moins rapide, prend son image à des intervalles plus ou moins rapprochés.
» Cette même méthode peut s’appliquer à l’étude des différents types de locomotion : un cheval blanc, un oiseau blanc, donneront de la même façon la série de leurs attitudes.
» La fenêtre dont est percé le disque de mon obturateur tournant peut être à volonté élargie ou resserrée, de manière à régler la durée de la pose suivant l’intensité de la lumière ou suivant la vitesse de rotation du disque. Avec une fenêtre resserrée et une rotation lente, on a des images très espacées les unes des autres. Une rotation rapide donne des images plus rapprochées, mais dont le temps de pose pourrait être insuffisant si la fenêtre n’était pas élargie.
» Enfin, un obturateur à volet, placé en avant de l’autre, sert à régler le commencement et la fin de l’expérience4 . »
Il est parlé dans cette communication de M. le professeur Marey des figures des frères Weber destinées à représenter les différentes phases p. 159de la marche de l’homme ; il nous semble intéressant d’en reproduire une (fig. 92) ; elle est réduite d’après la planche originale5 .
Le premier groupe (4 à 7) représente les diverses situations que les deux jambes prennent simultanément, tandis qu’elles posent toutes deux sur le sol ; le deuxième (8 à 11), les diverses situations que les deux jambes acquièrent pendant que celle qui est soulevée se trouve le plus souvent en arrière de la jambe appuyée ; le troisième (12 à 14), les diverses situations que les deux jambes prennent pendant le temps que la jambe oscillante passe au devant de la jambe appuyée ; le quatrième (1 à 3), les diverses situations que les deux jambes acquièrent pendant le temps que la jambe oscillante s’est portée fort en avant de l’autre.
Fig. 92.— Représentant la situation simultanée des deux jambes pour la durée d’un pas6 .
1 | |
2 | Marey, Analyse du mécanisme de la locomotion au moyen d’une série d’images photographiques recueillies sur une même plaque et représentant les phases successives du mouvement (Comptes rendus de l’Acad. des Sciences, tome XCV, 3 juillet 1882) . |
3 | |
4 | Extrait des Comptes rendus des séances de l’Académie des Sciences, t. XCV, séance du 8 juillet 1882. |
5 | Encyclopédie anatomique, tome II, Traité de la mécanique des organes de la locomotion, Atlas Pl. XIII, Paris, 1843. |
6 | Cette expression, la durée d’un pas, est employée dans la légende qui accompagne la planche originale ; c’est plutôt un demi-pas, car le pas a pour expression la série de mouvements qui s’exécute entre deux positions semblables d’un même pied ; ici, sont représentés seulement ceux qui se produisent entre l’action d’un pied et celle de l’autre pied. |